mardi 31 mars 2020

Hébergement d'urgence (3)


Le soir, dès qu’on avait fermé, qu’on avait regagné l’appartement au-dessus, je me mettais aux fourneaux. Le plus souvent, elle me regardait faire.
– Que j’apprenne un peu…
On passait à table.
– On met pas la télé, hein ! C’est nul. Et puis c’est bien mieux de discuter.
Et elle parlait. Beaucoup.
De son avenir.
– C’est pas que je me plaise pas au magasin avec vous, hein, allez pas croire ça ! Mais j’ai pas l’intention non plus de faire vendeuse toute ma vie. Sauf que je sais rien faire d’autre et que je suis bien trop flemmarde pour me remettre à étudier. Alors, il y a pas trop d’issue. Du moins pour le moment. Je verrai bien n’importe comment. C’est pas la peine que je me prenne la tête à l’avance.
De son frère.
– Il m’inquiète, lui ! Il fait vraiment n’importe quoi ! Et puis alors vous verriez ces fréquentations qu’il a !
Des mecs.
– Autant il y en a tu t’éclates un max avec, autant il y en a d’autres, ils s’y prennent vraiment comme des manches. Seulement ça, tu peux pas savoir avant d’y avoir mis le nez. Tiens, rien que pour le clito… T’en as la moitié, si c’est pas plus, ils ont aucune idée de comment ça fonctionne. T’en as même qui savent seulement pas ce que c’est ni où ça se trouve. Non, mais vous vous rendez compte ? On leur apprend quoi, alors, à l’école ? C’est comme le cunni. J’adore ça, moi, le cunni ! C’est trop génial. Sauf que pour trouver des mecs qui soient vraiment fans… Ça les branche pas, la plupart, quand ça les dégoûte pas carrément. C’est pour ça ! Si jamais un jour j’en trouve un vraiment opérationnel de ce côté-là, je peux vous dire que je vais me le mettre de côté. Et que je vais pas le lâcher…
On ne voyait pas le temps passer. Ni l’un ni l’autre.
– Onze heures ! Déjà ! Va falloir aller dormir. Sinon demain matin…
Mais elle n’arrivait pas à s’y décider. Elle prolongeait encore et encore.
– On s’entend pas si mal, hein, finalement, tous les deux…
– Il y a pas de raison.
– Quand même… Je me demandais. Je me disais que, si ça tombe, j’étais en train de faire une énorme connerie. Parce qu’au magasin, ça se passait bien, oui, bon, d’accord, mais le boulot, c’est le boulot. Et peut-être qu’en dehors vous étiez chiant que le diable, que j’allais m’emmerder comme c’est pas possible. Surtout qu’on n’a pas le même âge. Et puis non, finalement, non, hein ! Au contraire. On peut parler au moins avec vous. De tout. Même de ce qu’on peut pas d’habitude. Parce que vous écoutez. Vous écoutez vraiment. Et vous jugez pas.

Effectivement, j’aimais l’écouter. J’aimais la regarder s’animer. Se passionner. Me confier, avec de moins en moins de pudeur, des choses de plus en plus intimes. J’aimais sa présence. Sa façon d’être dans l’instant. De considérer avec le plus parfait naturel tout ce qui relevait du sexe et du plaisir. J’aimais l’entendre clamer sa jouissance, dans la chambre à côté, sans la moindre retenue, quand elle avait, comme elle disait, « levé un mec ». Mais mon bonheur n’était pas parfait. Parce qu’il y avait quelque chose que j’attendais avec infiniment d’impatience, une impatience de plus en plus douloureuse, et qui ne se produisait pas. Elle avait pourtant été on ne peut plus claire là-dessus : si elle acceptait de venir se réfugier chez moi, c’était à la condition qu’elle pourrait, entre autres choses, y déambuler dans le plus simple appareil. Elle était certes, la plupart du temps, très peu vêtue : longs tee-shirts qu’elle enfilait le soir, dès qu’on était remontés, et sous lesquels les seins se mouvaient à l’aise. Il n’était pas rare non plus que, le matin, elle vienne prendre son petit déjeuner en simples sous-vêtements. Dont elle possédait une impressionnante collection. De toutes formes, de toutes couleurs et de toutes textures. Certains laissaient deviner un peu, d’autres un peu plus encore, tandis qu’elle errait de la cafetière au grille-pain et du placard au réfrigérateur. Le spectacle, bien évidemment, me ravissait, mais, dans le même temps, me laissait profondément insatisfait. C’était nue, vraiment nue, totalement nue, intégralement nue que je voulais la voir. Que je tenais obstinément à la voir. Ça tournait à l’obsession. Et ça n’arrivait pas. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Alors qu’elle avait semblé tant tenir à pouvoir user de cette liberté-là ? Je cherchais désespérément une explication. Que je ne trouvais pas. Il ne me restait qu’à attendre. Et à espérer que ce ne soit pas en vain.

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