mardi 28 mai 2019

Clorinde, ma colocataire (31)


Elle se tournait, se retournait, soupirait.
– Tu dors pas ?
– Non. Je réfléchis.
– À quoi ?
– Oh, à plein de trucs. Et vous savez ce que je me dis ? C’est que, dès que je saurai à quoi il ressemble, le type, il faudra qu’on retourne à l’hôtel les écouter s’envoyer en l’air. Dans la chambre d’à côté. Parce que déjà que c’est super excitant d’entendre un couple baiser, mais alors quand en plus tu connais leurs tronches, que tu peux imaginer la tête qu’ils font quand ils jouissent, alors là !
Elle a marqué un long temps d’arrêt.
– Non, et puis il y a pas que ça… Ce qui y fait aussi, dans leur cas, c’est qu’on est en train de les prendre dans nos filets, c’est qu’on s’est mis à quadriller leur vie. Et qu’ils n’en ont pas le moindre soupçon. On va en savoir de plus en plus sur eux. On va leur aller dans tout un tas de recoins. D’une certaine façon, on peut dire qu’on va se les approprier Complètement. J’adore, moi ! J’adore vraiment…
Elle s’est tue. Ça a imperceptiblement bougé sous les draps.
– J’ai toujours adoré ça, moi, me faufiler à leur insu dans l’existence des autres.
Ça a bougé plus vite. Son souffle s’est fait plus court. Elle a pris ma main, l’a serrée.
– C’est trop bon…
Elle a doucement gémi. S’est apaisée. A laissé tomber sa tête sur mon épaule. Sans lâcher ma main.
Et elle s’est endormie.

– C’était comment ?
On venait de se réveiller.
– Hein ? C’était comment, moi, hier soir ?
Et elle a glissé sa main sous l’oreiller, en a extirpé son petit enregistreur.
– Ah, parce que…
– Oh, ben oui, attendez, oui. Je l’ai toujours à portée de main. Au cas où…
Elle l’a mis en marche. A fermé les yeux. Écouté.
– C’était tout doux en fait. C’est bien ce qu’il me semblait, mais bon, j’étais pas sûre. Parce que, quand t’es dedans, tu te rends pas toujours forcément compte. Je me suis surprise, des fois, le lendemain. Si, c’est vrai, hein !
Elle s’est redressée sur un coude.
– N’empêche que vous savez tout de moi, vous, maintenant, hein, mine de rien. Presque tout.
– Et c’est quoi ce presque ?
– Un truc.
– Quel truc ?
Elle a tapoté, du bout du doigt, son petit enregistreur.
– C’est là-dedans.
A cherché mes yeux.
– Non, parce qu’on est jamais autant soi-même que quand on se donne du plaisir.
– Ah, ça !
– On se livre à fond quand on se caresse. Ils te disent tout, tes fantasmes. Tout. Ils te laissent rien dans l’ombre. Ils veulent pas que tu triches. Et ils vont obstinément te chercher là où t’as une trouille monumentale d’aller, mais très envie quand même. Là où t’es essentiel. Alors ils insistent, ils insistent. Jusqu’à ce que tu cèdes. Ça vous le fait jamais à vous ?
– Oh, que si !
– Moi, il y en a un, de fantasme, comment j’ai lutté contre ! J’en voulais pas. À aucun prix. Mais maintenant que je l’ai laissé entrer, alors là ! Il me lâche plus. C’est presque toujours lui que je prends en ce moment. Et je peux vous dire que ça dépote. Quand je me réécoute le lenemain…
– Et il y a pas moyen de savoir ?
– Oh, vous, si ! Au point où j’en suis maintenant n’importe comment avec vous. Et en plus…
Elle m’a tiré un tout petit bout de langue.
– Vous êtes concerné.
– Moi ?
– Vous, oui.
Son portable a bipé. Un texto.
– Wouah ! C’est mes parents. Qui veulent voir l’appart. Ils sont là dans dix minutes. Partez ! Partez ! Parce que, s’ils vous trouvent là, ils vont plus rien y comprendre. Ils vont se faire tout un film. Et on n’est pas sortis de l’auberge.

mardi 21 mai 2019

Clorinde, ma colocataire (30)


Et on a passé les deux jours suivants, le nez quasiment rivé au carreau.
– Mais qu’est-ce qu’ils foutent ?
– Ils ont peut-être décidé de mettre un terme…
– Portez bien la poisse, vous ! Ah, ça y est ! La v’là ! Bon, alors vous avez compris ? Vous passez dans l’avenue, de l’autre côté et, dès qu’il sort, vous le prenez en chasse. En voiture si il faut. Vous êtes garé où ?
– Sur le parking devant l’entrée principale.
– Parfait ! Moi, pendant ce temps-là, je m’occuperai d’elle. Allez, feu !

Plus d’une heure j’ai attendu. Et puis mon portable a sonné.
– Elle vient de sortir. Vous allez sûrement le voir.
Il a effectivement fait son apparition.
– Putain ! Comment il est jeune !
– Combien ?
– Son âge à elle. La trentaine. À peu près.
– Donc, c’est pas le patron.
– Il monte en voiture.
– Oui, ben le perdez pas de vue ! Je vous laisse. À tout-à-l’heure !

– Alors ?
– Une dizaine de kilomètres on a fait. Il habite un petit immeuble à la périphérie. Et il est marié.
– Comment vous savez ça ?
– Parce que je suis allé me garer un peu plus loin, que je suis discrètement revenu et que j’ai jeté un œil dans le hall. Il y a huit appartements. Et forcément, huit boîtes aux lettres. Sur toutes il y a « Monsieur et Madame Untel. »
– Donc, vous avez raison : il est marié. Vous avez pas relevé les noms ?
– Si ! Et même les prénoms.
– Génial ! Ça peut servir. On sait jamais. Il est beau gosse ?
– Je suis pas très bon juge en la matière, mais j’ai l’impression que c’est le genre de type qui doit faire des ravages chez les nanas.
– Faudra que j’aille jeter un coup d’œil dessus alors ! Le prochain coup, c’est moi qui le pisterai. Et vous, vous occuperez d’Alexandra. Ce qui vous donnera l’occasion de lui reluquer une fois de plus le popotin.
– Ça a donné quoi, elle ?
– Elle est allée bosser. J’ai fait quelques courses. Je suis passée à sa caisse. J’ai échangé quelques mots avec. Et puis voilà. En tout cas, elle a pas d’alliance.
– Elle est peut-être en couple quand même.
– Possible, oui. Mais j’en suis pas restée là. Après, je suis allée boire un café en face. Il y avait deux de ses collègues caissières attablées devant un thé. Qui parlaient de médecines parallèles. D’astrologie. De magnétisme. Tout ça. L’occasion ou jamais. Je me suis mêlée à la conversation.
– Et tu les as fait parler d’Alexandra.
– Ça va pas, non ? Elles me connaissent pas. Elles se seraient méfiées. Et je me serais grillée. Toute seule. Comme une grande. Non. J’ai posé des jalons. Je me suis passionnément intéressée à toutes leurs histoires de médiums, de rebouteux et de coupeurs de feu dont je me soucie comme de l’an quarante. Comme ça il me suffira, la prochaine fois, de reprendre la conversation là où on l’avait laissée et de la faire progressivement glisser, peu à peu, vers là où je veux qu’elle aille.

De grands traits. Des petites cases. De toutes les couleurs.
– Qu’est-ce tu fabriques ?
– Un planning. Parce que c’est sûrement aux mêmes jours et aux mêmes heures qu’ils se voient. En fonction de leurs horaires respectifs. On n’aura plus à guetter des heures à la fenêtre comme ça. On saura quand il faut qu’on soit opérationnels.

mardi 14 mai 2019

Clorinde, ma colocataire (29)


Elle m’a attentivement écouté. Jusqu’au bout.
– Et c’est tout ?
– Ben oui, c’est tout. C’est déjà pas mal, non ?
– Mouais…
Avec une petite moue de désappointement.
– Qu’est-ce t’aurais voulu d’autre ?
– Je sais pas, mais autre chose en tout cas. Non, parce qu’il est bien gentil votre Martial, là. Il s’excite comme un fou en me matant le cul et les nichons. C’est bien. C’est même très bien. C’est gratifiant. Je vais pas prétendre le contraire. Mais bon, il arrive un moment où ça peut guère que tourner en rond. Parce qu’il va se passer quoi maintenant ? On peut continuer à le chauffer, si on veut, oui, bien sûr. Lui offrir des photos de ma chatte en pâture. L’inviter. Que je le voie baver tant et plus devant moi. Et après ? De toute façon, je donnerai pas suite. Je coucherai pas avec, c’est hors de question. Alors ou bien ça va durer indéfiniment comme ça, moi à l’allumer et lui à m’encercler de désir, ce qui va être terriblement répétitif au bout du compte et mortellement ennuyeux. Ou bien il va se faire pressant. Il va devenir lourd et je vais être obligée de l’envoyer sur les roses. Dans les deux cas… Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous faites cette tête-là ? Ça vous étonne ce que je vous dis là ?
– Un peu, oui.
– Parce que j’étais à fond sur Martial et que d’un seul coup… Ben oui, mais ça m’amuse plus. Finalement il y a rien qui ressemble plus à un mec qui te désire qu’un autre mec qui te désire. Ils sont désespérément interchangeables. Et il y rien de plus facile pour une nana, quand elle est pas trop mal foutue et qu’elle sait y faire, que d’avoir des dizaines et des dizaines d’adorateurs prosternés à ses pieds dans l’espoir de décrocher le jackpot. J’en ai fait le tour de tout ça. Peut-être que ça reviendra. Je sais pas. On peut jurer de rien. Mais, pour le moment, j’ai envie d’autre chose. De nouveau. De différent.
– Et donc, Martial…
– On le met sur la touche, oui.
– Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter ?
– N’importe quoi ! Par exemple, qu’on couche ensemble, vous et moi. Il va se sentir en porte-à-faux vis à vis de vous du coup. Et vous abandonner le terrain. Ou alors c’est qu’il m’a vraiment dans la peau. Et là, ça va être beaucoup plus compliqué. Bon, mais allez, on verra bien. Assez parlé de Martial. Il y a pas que Martial dans la vie. Il y a aussi la fille de l’hôtel. Surtout la fille de l’hôtel. Et son amant.
– Ah, je comprends mieux.
– Vous savez ce que j’ai fait à midi ? Je suis allée au resto.
– Toute seule ! Vilaine ! T’aurais pu m’attendre…
– Celui en face de la grande surface.
– Et tu l’as vue…
– Non, mais j’ai déjeuné juste à côté de deux filles qui travaillent avec. Et qu’ont parlé d’elle.
– T’es sûre que c’était d’elle ?
– Une caissière qui s’appelle Alexandra et qu’a un casoar tatoué sur l’avant-bras, il doit pas y en avoir douze mille.
– Et alors ?
– Alors à ce qu’il paraît qu’elle en a après le patron. Qu’elle fait des pieds et des mains pour le mettre dans son lit.
– Ce sont peut-être des racontars.
– Et puis peut-être pas.
– Tu crois que c’est lui qu’elle voit à l’hôtel ?
– Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache ? Oh, mais on en aura le cœur net. Faites-moi confiance qu’on va en avoir le cœur net.

mardi 7 mai 2019

Clorinde, ma colocataire (28)


Elle a jeté sur la table un filet d’oranges. Et deux avocats.
– Là… Voilà. J’ai posé un premier jalon. J’ai échangé quelques mots, vite fait, à la caisse, avec elle. J’y retournerai. Demain. Après-demain. Et tous les jours suivants. Je vais sympathiser. En mode discret. Sur la pointe des pieds.
– Et c’est quoi, le plan ?
– Qu’elle accepte qu’on se voie ailleurs. Je vais lui raconter une salade. Par exemple, que je fais un mémoire sur l’état d’esprit des employées de grande surface. Leurs projets. La façon dont elles envisagent leur avenir. Tant professionnel que personnel. Tout ça. Alors si elle voulait bien répondre à un petit questionnaire… Elle sera flattée que j’aie pensé à elle. Que je l’aie choisie. À moi alors de savoir la jouer subtil Pour l’amener à entrer en confidences. À se déboutonner. Il y aura plus qu’à aviser. En fonction de.
– Et mon rôle, à moi, dans tout ça, ce sera quoi ?
– Ce que vous pourriez, vous, c’est faire la même chose, de votre côté, avec le type. Aller l’attendre devant l’entrée principale. Entrer en contact. Vous débrouiller pour lui tirer les vers du nez. On aurait les deux versions comme ça. Les tenants et les aboutissants. S’ils se cachent dans cet hôtel, il y a forcément des raisons. D’autres personnes concernées. Qui ? Son mec à elle ? Sa femme à lui ? Les deux ? Faudra aussi chercher dans ces directions-là. À moins que ce ne soit complètement autre chose. À quoi on pense pas du tout. Oh, non, je sais pas vous, mais moi, maintenant qu’on y a mis le nez, j’ai trop envie de savoir. De connaître le fin mot de l’histoire. Et même, éventuellement, si l’occasion se présente, d’y mettre mon grain de sel.

– Et Martial ?
Elle était sous la douche.
– Hein ? Et Martial ? Il appelle plus ?
– Je sais pas. J’ai laissé mon portable dans la voiture.
– Ben, allez le chercher ! Qu’est-ce vous attendez ? Qu’on sache !
Il y avait sept appels en absence. Et quatre SMS.
– Qui disent quoi ?
– Toujours la même chose. Que tu l’excites que le diable. Que tes nibards le rendent fou. Qu’il en peut plus. Et quand est-ce que je lui montrerai d’autres photos ? Et que je l’invite ? C’est quand que je l’invite ?
Elle est sortie de la douche. En se frictionnant vigoureusement avec sa grande serviette blanche.
– Le pauvre ! Là, faut vraiment faire quelque chose. On peut pas le laisser dans cet état-là. Ce serait cruel. Allez, appelez-le !
– Pour lui dire quoi ?
– Ce qu’il a envie d’entendre. Et même davantage.
Elle est venue s’asseoir à mes côtés, flanc contre flanc.
– Et mettez le haut-parleur, hein !

– Allô… Martial ?
– Ah, ben, c’est pas trop tôt. Qu’est-ce tu foutais ?
– J’ai des photos.
– D’elle ?
– Évidemment, d’elle. De son cul.
– Oh, putain !
– Mais ça a été chaud. D’un peu plus, je me faisais gauler.
– Envoie ! T’envoies ?
Clorinde a glissé sa main entre ses cuisses.
– Je les ai pas là. Je suis pas chez moi. Mais on se voit, si tu veux.
– Quand ?
– Demain. Demain soir. Six heures. Même endroit que d’habitude.
– Ça marche.
On a raccroché.
– Vous me raconterez, hein !
– Tu sais bien que oui.
Sa main s’est activée plus vite entre ses cuisses.