lundi 25 mai 2015

Journal d'Amerina (10)

Mardi 19 janvier 2084


Elle ne s’est pas fait prier Hédelice.
– Bien sûr qu’on peut se revoir… Bien sûr… Si ça peut t’aider…
– Je voudrais pas abuser… Te faire perdre ton temps…
– Oh, non… Non… Pour moi aussi, c’est important tout ça… Différemment, mais c’est important… J’ai besoin d’en parler… Et il y a qu’avec toi que je peux…
– Bon, ben à la fac alors ? Comme l’autre jour ? Dans une heure ?

Il y avait quelque chose qu’il fallait qu’elle me dise…
– Et maintenant… Au début… Avant qu’on se connaisse trop… Parce qu’après je pourrai plus…
Ah, oui ? C’était quoi ?
– C’est que… Hou la la… C’est pas facile… C’est que… le journal de ta grand-mère longtemps il m’a révulsée… Je supportais pas… Je supportais pas la façon dont elle traitait la mienne de grand-mère… Dont elle en faisait tout ce qu’elle voulait… Ça me mettait dans de ces états ! Il y avait des passages – celui de la toute première fois surtout… quand elle l’a giflée dans les toilettes – qui étaient absolument insoutenables pour moi… Et pourtant j’y revenais… J’y revenais obstinément… Je pouvais pas m’empêcher… J’y revenais et je la haïssais… Comment je l’ai haïe Roxane… Ma grand-mère aussi… Presque autant… Non, mais comment est-ce qu’elle avait pu se prêter à ça ? Descendre aussi bas ? Et puis… ça s’est fait progressivement… Je sais pas trop comment au juste… Mais mon regard sur elles a changé… Sur Zaza surtout… Un peu comme si je m’étais mise à ressentir de l’intérieur ce qu’elle éprouvait, elle… Et c’était… je sais pas comment dire… Mais cet abandon total à la volonté d’une autre c’était une expérience unique… Invraisemblablement émouvante… Et, finalement, profondément apaisante… Alors, peu à peu, à force de lectures et de relectures, je me suis fondue en elle… Je suis, pour ainsi dire, devenue Zaza… J’ai séjourné des nuits entières entre les pages du Journal… Les scènes où elles sont toutes les deux je les ai vécues et revécues des dizaines et des dizaines de fois… Avec de plus en plus de jubilation… Et de plaisir… Voilà… Tu sais tout… Et je suis soulagée… Soulagée à un point ! Même si j’ai une trouille bleue… Que tu veuilles plus me voir… Plus me parler… Que tu préfères qu’on s’en tienne là… Mais tant pis… Il fallait… Je pouvais pas le garder pour moi tout ça… Le laisser entre nous… Ça aurait tout faussé…
Je me suis levée.
– Viens !
Elle m’a jeté un regard interloqué Mais elle m’a suivie. Sans un mot. Je l’ai entraînée jusqu’aux sanitaires…
– Entre ! C’est ici que ça s’est passé elles deux la première fois, hein ?
– C’est ici, oui…
– Mets-toi à genoux…
– Tu comprends tout… Tu comprends vraiment tout…
Deux filles sont entrées. Elle n’en a tenu aucun compte. Elle s’est lentement agenouillée à mes pieds. Sans me quitter un seul instant des yeux. J’ai fait interminablement durer. Et je les ai lancées. D’un seul coup. À toute volée. Deux gifles retentissantes. Elle m’a gratifiée d’un large sourire.
– Merci… Oh, merci…
Je l’ai fait relever. Prise contre moi. Elle a blotti sa tête contre mon épaule. A murmuré à mon oreille…
– Je suis heureuse… Elles revivent… Elles vont revivre… De la meilleure des façons… Grâce à toi… Grâce à moi…

samedi 16 mai 2015

Journal d'Amerina (9)

Lundi 18 janvier 2084


Marvine a voulu que je descende au labo avec elle…
– Tu verras comment ça se passe comme ça…
Oh, mais je savais déjà… Avec tous les reportages qu’il y avait eu là-dessus…
– C’est pas pareil… Ça n’a strictement rien à voir quand c’est en vrai…
Oui, mais… Fallait que j’aille travailler… Que je descende aux archives… C’est pour ça que j’étais là…
– Ça te fiche la trouille, hein, c’est ça ?
Un peu, oui… Parce qu’avant vendredi, là, sous la douche, jamais j’en avais vu des vivants des hommes… Et on pouvait jamais savoir comment ils allaient réagir avec nous… Tout le monde le disait… Même elle l’autre soir… Que si jamais on les lâchait dans la nature…
– Oh, mais c’est complètement différent, attends ! Dehors ils seraient livrés à eux-mêmes… Alors qu’ici c’est parfaitement maîtrisé… En vingt secondes la sécurité est sur les lieux si il faut… Non… Et puis ils savent à qui ils ont affaire… Et t’inquiète pas qu’avec moi ils filent droit… Allez, viens, va !

Il en est arrivé six. Tous ensemble. Tout nus. Qui ont bredouillé un vague bonjour. Qui m’ont jeté des regards surpris. Il y en a un qui s’est carrément planté devant moi…
– C’est qui celle-là ?
– Si on te le demande, tu diras que t’en sais rien… Allez, file là-bas ! À ta place… Et au boulot…
Il y en avait deux qui avaient déjà commencé. Frénétiquement. Sans me quitter des yeux. Qui ont presque tout de suite abouti…
– Eh, ben dites donc ! Fallait pas vous en promettre à vous, aujourd’hui…
Elle a étiqueté. Rangé. Les a congédiés d’une petite claque sur les fesses. S’est penchée à mon oreille.
– Tu leur fais de l’effet, dis donc ! Ça t’embête pas au moins ?
Ça m’embêtait pas, non… C’est juste que ça me faisait bizarre comment ils me regardaient… Un peu comme certaines filles quand elles ont envie… Mais, en même temps, pas vraiment pareil… C’est plus… Je sais pas comment dire… J’ai pas l’habitude avec eux en fait…
– En tout cas, moi, égoïstement, ça m’arrange… Plus de soixante j’en ai à faire produire aujourd’hui… Alors plus vite ils auront fini et plus vite je pourrai passer à autre chose…
Et ça a continué. Ils allaient se chercher. Avec plus ou moins d’ardeur. Certains en me regardant. Ou, moins souvent, en regardant Marvine. Il y en avait aussi qui fixaient le plafond. Quand ça approchait, ils se la mettaient dans le tube. Ça coulait dedans. Elle rapetissait. Ils se levaient. Ils partaient. Et d’autres venaient aussitôt prendre leur place.

– Ben alors… Qu’est-ce qui t’arrive, toi, aujourd’hui ?
Ça faisait bien une demi-heure qu’il s’escrimait sans succès le type.
– Je sais pas… Je…
– Tu sais pas ! Ben, voyons… Je vais te le dire, moi, ce qui t’arrive… C’est que tu t’es épuisé toute la nuit… En pensant à tout un tas de cochonneries… À chaque fois c’est pareil… Et le lendemain faut que je te dépanne… Bon, mais je te préviens : c’est la dernière fois… Le prochain coup tu te débrouilles… Et je te colle un rapport…
Tout ce qu’elle voulait. Tout ce qu’elle voulait pourvu que…

À d’autres aussi elle l’a fait.
– T’en as pour des heures sinon…
À trois ou quatre. Parce que, malgré tous leurs efforts, ça sortait pas. Ou même, qu’elle grossissait pas… Oh, mais avec elle ça allait vite avec elle. Elle refermait sa main dessus. Ça montait. Ça descendait.Vite. De plus en plus vite. Il fermait les yeux le type. Il se cabrait. Ça jaillissait. Et hop, c’était fini…

– Tu le reconnais pas ?
Ben si, je le reconnaissais. Évidemment que je le reconnaissais. C’était celui de l’autre jour. Dans les douches.
– Dortax, oui…
Qui a écarquillé les yeux quand il m’a vue. Ça s’est dressé tout droit. D’un bond. Marvine a éclaté de rire.
– Oh, toi, ça va pas mettre deux heures…
Elle croyait pas si bien dire. Parce qu’à peine il était allongé… Même pas le temps de se mettre la main dessus. Encore moins d’attraper le tube. C’est sorti. Ça a giclé. Loin. Torrentiel.
– Ah, ben bravo ! Bravo ! T’as pas honte de gaspiller la marchandise comme ça ? Oui, bon… Ben, t’as plus qu’à recommencer… Dix minutes de récupération je te laisse… Pas une de plus… Et tâche d’assurer, hein !

– Ça y est ! Elle regrimpe…
– Forcément ! Il arrête pas de te regarder…
– Tu crois que c’est ça ?
– Je crois pas… Je suis sûre… Tu veux aller lui faire ?
– Moi ? Je saurai jamais…
– Bien sûr que si ! T’as bien vu comment je m’y prenais… C’est vraiment pas sorcier…

C’est pas sorcier, non… Il a aimé, ça se voyait… Et il m’a dit merci…

lundi 11 mai 2015

Journal d'Amerina (8)

Samedi 16 janvier 2084


Hier soir coup de téléphone d’Hédelice, la petite fille de Zaza. Qui voulait qu’on se voie. Pour parler du Journal de ma grand’mère…
– Je l’ai reçu ce matin…
Et elle l’avait déjà lu ? Elle avait eu le temps ?
– Oh, il y a longtemps que je l’ai lu… Ça fait des années…
– Hein ? Comment ça ?
– Parce que c’est moi qui l’ai l’original… Mais ce serait mieux de vive voix, non ?

Et on s’est retrouvées, tout à l’heure, à la cafeteria de la fac… Cette même fac où Roxane a fait ses études il y a cinquante ans…
Je l’ai tout de suite reconnue. Sans l’avoir jamais vue. C’était elle. C’était forcément elle. Une petite brune aux yeux noirs, au teint mat, aux gestes vifs… À l’allure décidée. Qui s’est jetée à mon cou…
– Je suis heureuse… Il y a si longtemps que je l’espérais ce moment-là… Et si contente que tu travailles sur elles… Que tu les fasses revivre…
C’est elle qui me l’a envoyé le journal… Une copie…
– Pas une seule seconde je me suis doutée que ça pouvait être toi… Mais alors quand j’ai compris hier !
Les larmes lui sont montées aux yeux. On s’est pris la main par-dessus la table. On se l’est serrée…
Et puis j’ai voulu savoir… Parce que, quand je l’avais rencontrée Zaza, elle le croyait perdu, elle, ce Journal…
– Il l’a été… Il a disparu quand on a été cambriolées en soixante-dix-sept… Et nous a été restitué, six mois plus tard, quand on a retrouvé nos voleuses et l’essentiel de ce qu’elles nous avaient dérobé… Zaza n’en a rien su… Ma mère a préféré lui cacher qu’il nous avait été rendu… Qu’elle ne continue pas à se faire du mal avec… À ne vivre que par lui… Et à pleurer des heures et des heures dessus… Peut-être qu’elle a eu tort… Peut-être qu’elle a eu raison… Comment savoir ?
Elle avait plein de choses à m’apprendre en fait… Qu’elle tenait soit de la bouche même de Zaza…
– Il y a eu une époque où elle était intarissable sur cette période… Elle pouvait en parler pendant des journées entières…
Soit des recherches qu’elle avait elle-même menées…
– Ça me fascinait tout ça… Ça me fascine encore… Faut dire aussi… Je lui ressemble tellement à ma grand’mère Zaza… Pour plein de choses…
Quelque chose d’à la fois doux et métallique est passé, très vite, dans son regard…
Bon, mais j’y étais allée, moi, à Collioure ?
– À Collioure ? Non… Pourquoi Collioure ? Qu’est-ce qu’il y a à Collioure ?
– On ira ensemble… Je t’y emménerai… Elle y est encore la maison…
Et elle a raconté. Jusqu’au soir. Jusqu’à la nuit tombée. Elle s’est brusquement interrompue…
– Faut que je rentre… On se reverra, hein ?
Bien sûr qu’on se reverra. On en a tout autant envie l’une que l’autre.

Grâce à elle, les pièces du puzzle se mettent progressivement en place. Des éléments isolés prennent sens. D’autres, que je croyais essentiels, se révèlent parfaitement insignifiants. Tout bouge. Se déplace. Se recompose. Et je commence à y voir enfin beaucoup plus clair… Récapitulons : Roxane a quitté La Rochelle – et Christopher pour qui il n’y avait plus le moindre espoir – dans l’intention de se rendre à Tamanrasset où une amie de Zaza devait l’héberger jusqu’à l’accouchement… L’idée, c’était de faire enregistrer la naissance là-bas. Ce qui permettrait, une fois de retour en France, de régulariser la situation sans trop de difficultés. À condition que Roxane puisse prouver qu’elle s’y trouvait au moment de la conception. Zaza se faisait fort, avec l’aide de son amie, d’obtenir tous les certificats de complaisance nécessaires. Le problème, c’est qu’au moment même où Roxane allait embarquer, l’amie en question est brusquement décédée. Et que Roxane s’est trouvée coincée à Collioure où il s’en est fallu de peu qu’elle ne soit arrêtée. Elle n’a dû son salut qu’à l’aide d’une vieille femme qui, prise de pitié, l’a cachée dans son grenier. C’est là que Zaza l’a rejointe et qu’elles ont élaboré un plan B qui devait les conduire, quelques semaines plus tard, à Moscou. Moscou où Roxane a accouché et où elles sont restées suffisamment longtemps – pas loin de quatre ans – pour qu’on ne leur crée pas de difficultés majeures à propos de l’enfant – ma mère – quand elles sont rentrées.

lundi 4 mai 2015

Journal d'Amerina (7)

Vendredi 15 janvier 2084


Marvine a tenu à venir faire le tour du propriétaire avec moi…
– Tu te perdrais là-dedans toute seule sinon… C’est immense…
On a arpenté des couloirs. Pris des ascenseurs. Elle ouvrait tout un tas de portes…
– Là, c’est le réfectoire… Là, la salle de télé… Là, notre salle de repos à nous… Tiens, viens, je vais te présenter à Jadaine… C’est grâce à elle ton laissez-passer… Tu peux la remercier…
Il y a aussi eu Serhyane… Qui m’a tendu la main…
– Elle est responsable de la sécurité Serhyane… Un sacré boulot… Je voudrais pas être à sa place… En cas de problème, avec qui que ce soit, c’est elle qu’il faudra que tu viennes trouver… Je t’expliquerai…
Et puis Urfine… Qui m’a fait claquer sans plus de façons la bise…
– Tu vas être amenée à la côtoyer souvent Urfine… C’est l’archiviste du centre… Une véritable encyclopédie ambulante… Je lui ai expliqué vite fait en quoi ça consistait ta thèse… Ça lui plaît bien… Elle t’a déjà mis de côté tout un tas de trucs… Tu verras ça avec elle…

Et on a continué. Encore des étages. Encore des tas de portes.
– Alors ? Comment tu trouves ? Ça te fait pas trop bizarre ?
– Un peu quand même, si !
– Oui, hein ! Moi aussi ça me faisait pareil au début… T’arrives pas à y croire… Parce que tout ça tu l’as vu mille et mille fois dans les reportages, mais quand ça devient pour de bon… Complètement irréel ça fait… Mais le pire, c’est les hommes… T’arrives pas à y croire que t’en as vraiment devant toi en chair et en os…
– On en a pas encore vu d’ailleurs…
– Normal… À cette heure-ci ils ont quartier libre… Et la plupart sont dehors… Dans le parc… Avec le temps qu’il fait aujourd’hui… Mais on devrait bien en trouver deux ou trois qui traînent par ci par là… Attends, je sais où…
Droite. Gauche. Encore droite.
– Eh ben, viens ! Entre !
Ils étaient quatre. Sous la douche. Des douches alignées côte à côte, à l’infini, le long d’une paroi.
– Alors, les garçons ? Ça va comme vous voulez ? Non, mais dis donc, toi ! Fais voir ! Non, mais fais voir, j’te dis ! Tourne-toi ! Ah, ben bravo ! C’est Amerina qui te met dans cet état-là ? Oui, ben essaie de nous garder ça pour lundi… Que ça fasse pas comme la dernière fois…
Et, avant de sortir, elle lui a envoyé une petite pichenette en bas.
– Il est trop ce Dortax… Quand je pense qu’au labo, c’est la croix et la bannière pour le faire bander… Que trois fois sur quatre il faut que j’y mette du mien… Et là, quand c’est pas le moment… Mais t’y étais pas pour rien à mon avis… Ben oui ! Une figure nouvelle… Ça les émoustille… Ça a l’air de t’étonner… C’est que t’as pas l’habitude… Ça a une façon très particulière de fonctionner un homme… Oh, mais on s’y fait… Tiens, viens, je vais te montrer le labo tant qu’on est là…

Deux pièces en enfilade. Toutes carrelées de blanc.
– Tu vois tous ces appareils ? C’est le dernier cri de la technologie… Avec ça elles sélectionnent…Elles apparient… Elles retouchent… Rien n’est laissé au hasard… Le jour où ça te prend de vouloir tomber enceinte tu peux être sûre qu’on te fournit le meilleur sperme possible… Celui qui te correspond… Qui donnera les meilleurs résultats… Et là-bas, au fond, t’as les congélateurs pour entreposer… Dans des conditions de conservation optimum… C’est étiqueté… Classé… Répertorié… Mais enfin tout ça, c’est pas mon problème à moi… Mon rôle, c’est juste de faire en sorte que les hommes qu’on m’envoie fournissent ce dont on a besoin… Là, ça se passe… Les lundis, mercredis et jeudis…
Elle a tiré un rideau : six couchettes. Et une petite table recouverte d’éprouvettes vides.
– Tu pourras venir voir comment ça se passe si tu veux… C’est pas trop recommandé, mais c’est pas vraiment interdit non plus… Et comme le laissez-passer que je t’ai fait avoir te permet d’aller et venir à ta guise dans le centre…

samedi 2 mai 2015

Journal d'Amerina (6)

Mercredi 13 janvier 2084


Je suis regonflée à bloc pour ma thèse. Je retrouve l’envie de m’y consacrer à fond. Je l’avais perdue : je pressentais trop bien, même si c’était confusément, que je faisais fausse route. Grâce à Madame Xazert, j’y vois maintenant beaucoup plus clair. Et, du coup, je prends les choses à bras le corps… J’ai repassé une annonce. Beaucoup plus ciblée que la précédente : « Étudiante, recherche pour thèse de doctorat, tous témoignages sur les tentatives d’évasion des centres de confinement – réussies ou non – dans les années trente. »

Dans la foulée, j’ai remis au propre les notes prises à la volée – elle ne voulait pas que je l’enregistre – quand j’ai rencontré Zaza il y a deux ans. Elle était déjà bien malade et faisait d’énormes efforts pour réussir à s’exprimer. Me raconter ce qu’elle savait. C’était entrecoupé d’interminables quintes de toux. Qui l’exaspéraient. Et qui l’ont manifestement empêchée de me dire tout ce qu’elle aurait voulu. C’est moi qui ai fini par couper court à l’entretien : je culpabilisais de contribuer à l’épuiser par mes questions. Dont beaucoup sont dès lors restées en suspens. Or, il se trouve que Zaza avait une petite-fille, Hédelice, dont elle a évoqué, à deux ou trois reprises, l’existence devant moi. Je n’y avais pas, sur le moment, attaché vraiment d’importance. Elle était de mon âge. C’était une période qu’elle n’avait pas vécue. Pas plus que moi. De quelle utilité aurait-elle pu m’être ? Mais, à la réflexion, je me dis que ce n’est pas si sûr. Après tout, avant de tomber malade, Zaza a parfaitement pu évoquer longuement ses souvenirs devant elle… Alors oui… Retrouver Hédelice… Ce qui ne devrait pas présenter de difficultés particulières… Elle est forcément, comme nous toutes, fichée au HGA4… La retrouver et, dans un premier temps, lui expédier le double du « Journal de Roxane. » Après tout il y est tant et tant question de Zaza qu’il la concerne aussi… Et cet envoi constituera une excellente entrée en matière si, d’aventure, elle a des révélations à me faire…

C’est à La Rochelle – à proximité de La Rochelle – que Roxane et Christopher ont passé leurs derniers jours ensemble. C’est là qu’il est mort. Ou pratiquement. Dans la vieille maison familiale. Il n’en reste rien. Elle a été engloutie par les eaux. Comme toute la côte. Comme tant de villes. Tant de villages. La mer a tout grignoté. Est entrée partout. Et elle continue. Dans trois ans – cinq maximum – c’est Angoulême qui aura disparu. Elle n’en est plus qu’à 15 kilomètres. Et après ? Mieux vaut n’y pas penser. Fermer les yeux sur les terrifiantes projections des spécialistes. Si on ne veut pas avoir le moral au trente-sixième dessous…
Je fais une véritable fixation sur La Rochelle. Qui est devenue pour moi un lieu mythique. Une sorte d’Atlantide. Où mes ancêtres ont vécu. Sont morts. Tout un passé auquel je n’ai pas accès. Auquel je n’aurai jamais accès. Il y a bien des photographies. Tant et plus. Je les conserve jalousement. Mais elles ne me parlent pas. Même celles de « LA MAISON » C’est froid. C’est lointain. Inhabité. Ça me reste étranger. Il me manque d’y avoir vécu. De m’y être réveillée. D’y avoir respiré les odeurs d’avant. D’y avoir, assise à ses pieds, écouté ma grand-mère me raconter des histoires. Tant d’autres choses encore. Je n’y ai rien. Aucun souvenir. Rien. Et pourtant j’y ai tout…
J’interroge Raliette. Elle y est allée, elle, là-bas ?
– Deux ou trois fois, oui… J’y suis passée…
– Et alors ?
– Et alors… c’était une belle ville, oui…
Qu’elle essaie, de son mieux, de me décrire. Ça ne m’avance pas à grand’chose… Ça ne m’avance à rien… Ce sont ses souvenirs à elle. Pas les miens.



Jeudi 14 janvier 2084


Marvine m’a triomphalement tendu mon laissez-passer…
– Et v’là l’affaire… Tu vois que ça n’a pas traîné…
– Je peux y aller quand ?
– Oh, mais quand tu veux… Demain si tu veux… Avec ça tu peux circuler dans tout le centre à ta guise…

Célienne m’a considérée d’un air rêveur…
– Tu vas en voir en vrai alors du coup… Comment ça doit faire drôle…