mercredi 29 avril 2015

Journal d'Amerina (5)

Lundi 11 janvier 2084


J’avais rendez-vous ce matin, comme tous les mois, avec ma directrice de thèse. Qui n’a pas mâché ses mots…
– Je vais être franche avec toi… C’est mauvais… Très mauvais… Il n’y a pas d’ossature… Pas de fil conducteur… Aucune cohérence… Tu brasses du vent…
C’est, selon elle, imputable à la nature même du sujet que j’ai choisi… « Dysfonctionnements sociaux majeurs dans les années trente. »
– C’est beaucoup trop vaste… Dans le cadre d’une thèse de doctorat, ton travail, sur un thème comme celui-là, ne peut être qu’incomplet… Ou superficiel… Ou les deux à la fois…
Oui… Valait mieux que je laisse tomber, quoi !
– Mais pas du tout, non… Pas du tout… Il faut juste que tu te recentres sur quelque chose de beaucoup plus modeste… Réfléchis-y ! Prends ton temps… Il y a rien qui presse… Et reviens m’en parler…

Me recentrer ? Sur quoi ? J’ai ma petite idée. Parce que si je suis là aujourd’hui, c’est grâce à mon grand-père Christopher. Qui s’est évadé de la structure dans laquelle on avait prétendu le mettre à l’abri. Il en est mort. Mais il est mort libre. C’était son choix. Dans les années qui ont suivi – 35-36 essentiellement – un nombre important de « retenus » ont voulu suivre le même chemin. Avec des fortunes diverses. Et, dans l’immense majorité des cas, des complicités extérieures. Tant et si bien qu’en juin 36 toutes les visites, de quelque nature qu’elles soient, ont été interdites. Et qu’en janvier 38 ce sont tous les contacts par voie informatique entre les centres et le monde extérieur qui ont été définitivement suspendus. Ce qui, d’ailleurs, n’a que très partiellement réglé le problème…

Je dispose là, du coup, d’un sujet en or : comment s’y prenait-on pour s’évader ? Quelles ont été les méthodes le plus fréquemment utilisées ? Pourquoi le faisait-on ? Qu’espérait-on au juste ? Quel a été le pourcentage de réussite ? Etc. Etc.
Pour mener à bien un tel travail je peux en outre bien évidemment m’appuyer sur le journal de ma grand-mère susceptible de constituer – à condition que je ne me laisse pas obnubiler et envahir par lui – une excellente base de départ…

Les filles, à qui j’en ai parlé tout à l’heure, trouvent l’idée excellente et sont prêtes à m’aider dans la mesure de leurs moyens…

Raliette est déjà passée à l’acte : elle tente de retrouver une collègue et une ancienne colocataire à elle qui pourraient m’être utiles. Le frère de la première s’était enfui en se cachant sous la bâche du camion qui livrait la viande au centre en profitant d’un moment d’inattention du chauffeur… Il avait été repris au bout de trois jours. Quant à l’autre…
– Je me rappelle pas au juste, mais je sais qu’il y avait eu quelque chose… Je crois qu’il s’était confectionné une corde avec des draps et qu’il avait voulu s’enfuir, la nuit, par une fenêtre et qu’il s’était écrasé en bas… C’est quelque chose de cet ordre-là toujours… Oh, mais elle me dira bien… À condition qu’elle soit toujours en vie… Parce que pas loin de quatre-vings elle doit avoir maintenant…

Marvine, elle, se propose de faire accélérer une éventuelle demande d’accès d’exception…
– T’aurais le droit, hein ! C’est même l’un des rares cas où on a le droit… Quand on fait des recherches… Suffit que tu demandes une attestation à ta directrice de thèse… Dès que tu l’auras je m’en occuperai… Parce qu’en général le temps que ça fasse le tour des services t’en as pour trois mois… Mais là je la connais bien la fille qui s’en occupe… En deux jours ce sera fait… Un beau laissez-passer rouge et jaune tout neuf… Qui te permettra d’aller partout où tu voudras… D’abord évidemment aux archives… Ça s’impose… Elles en ont forcément gardé la trace des évasions… Mais aussi n’importe où où ça te chantera… Tu pourras enquêter… Visiter… Interroger qui tu voudras… Je te guiderai au début, tu verras…

Quand elle m’a rejointe dans la chambre, Célienne était toute triste…
– Il y a que moi qui te sers à rien, quoi, finalement !
– Dis donc pas de bêtises ! Et viens là me faire un gros câlin… Parce que sans tes câlins…

dimanche 26 avril 2015

Journal d'Amerina (4)

Samedi 8 janvier 2084


– Tu dors pas ?
Elle dormait pas Célienne. Non.
– Il y a des trucs que je me demande…
– Quoi comme trucs ?
– C’était quoi au juste un couple à l’époque d’avant ? Parce que, quand je lis là-dessus, ça dit pas toujours pareil…
– Deux personnes qui vivaient ensemble…
– Tout le temps ?
– Pratiquement…
– Que toutes les deux ?
– Dans la plupart des cas, oui…
– Mais c’est horrible !
– Pourquoi horrible ?
– Mais parce que… Je t’adore… Je t’adore vraiment… Mais Marvine aussi… Et Raliette… Si je devais me passer de l’une d’entre vous… Je pourrais pas… Un vrai crève-cœur ce serait… Vous m’apportez toutes quelque chose… Quelque chose d’unique… Que personne d’autre peut m’apporter… D’autres filles aussi… Là-bas, au boulot… Ou ailleurs… La même personne ? Toute la journée ? Toute la vie ? C’est pas possible… C’est impossible… Ils y arrivaient ? Ils y arrivaient vraiment ?
– Plus ou moins…
– Et plutôt moins que plus, non ? Forcément… Je vois pas comment ça aurait pu être autrement… Surtout qu’en plus, si j’ai bien compris, c’était avec des hommes qu’elles se mettaient en couple les femmes des fois…
– Pas des fois… Le plus souvent… Presque toujours…
– Drôle d’idée ! Parce qu’après ce qu’elle nous a raconté hier Raliette ça donne pas vraiment envie…
– Ils étaient pas tous comme ça…
– Quand même…
– Elles avaient pas vraiment le choix… À l’époque, dans l’immense majorité des cas, c’est comme ça qu’ils se faisaient les enfants… Un homme avec une femme…
– C’est à dire que les gènes s’appariaient complètement au hasard, quoi ! N’importe lesquels avec n’importe lesquels… C’était complètement idiot… D’autant que s’il en avait plusieurs des enfants, le couple, c’étaient toujours les mêmes gènes qui se retrouvaient entre eux… Ça tournait indéfiniment en rond… Heureusement qu’aujourd’hui on en est plus là… Ils étaient quand même sacrément arriérés à l’époque, avoue !
– C’était leur façon de voir les choses…
– Oui… En fait une nana elle se mettait avec un homme juste pour avoir des enfants, quoi !
– Pas seulement… Des fois il y avait des sentiments…
– Des sentiments ? Pour un homme ? Je vois pas comment elles pouvaient… Ils sont bien trop différents de nous…
– Et pourtant…
– C’est un truc, j’ai vraiment du mal à réaliser… De quoi tu veux parler avec un homme ? Qu’est-ce tu veux partager ? Ils s’intéressent à rien… Ils connaissent rien… Suffit de regarder un reportage… Tout de suite on se rend compte…
– Ça a pas toujours été comme ça… Quand le virus est arrivé, en 2034, t’en avais qu’étaient médecins, professeurs, avocats, chercheurs… Exactement les mêmes métiers que nous ils exerçaient… Et il y en avait d’extrêmement brillants…
– Ben, ça a bien changé…
– Et pour cause… Ils ont baissé les bras… Ils se sont laissé vivre… Quand on est confiné dans un centre dont on ne sait pas si on en sortira un jour… Sans but… Sans perspectives… on finit par baisser les bras… Par se laisser vivre… Sans plus de goût à rien… On aurait peut-être fait la même chose… Sûrement même…

jeudi 23 avril 2015

Journal d'Amerina (3)

Vendredi 7 janvier 2084


Indiscrétions ? Rumeurs ? Toujours est-il que des bruits commencent à courir sur la façon dont nos dirigeantes comptent réintégrer les hommes dans la vie quotidienne : tant qu’ils n’auront pas atteint l’âge de trente ans rien ne changera pour eux. Ils continueront à fournir leur sperme, en centre, en fonction des besoins. Et sous étroite surveillance. Ensuite tout se fera sur la base du volontariat : toute femme dont la candidature, après mûr examen, aura été retenue par le comité de sélection pourra accueillir chez elle un homme dont le dossier de réinsertion aura été, de son côté, accepté…
Raliette s’est montrée sceptique…
– Je vois pas comment des types qui ont vécu jusque là dans un cocon, qui n’ont jamais rien fichu de leurs dix doigts, à qui on n’a jamais rien demandé d’autre que de se masturber à tout-va, pourraient s’adapter, du jour au lendemain, à des conditions d’existence aussi différentes…
Marline était complètement d’accord avec elle…
– Ça marchera jamais… D’autant que, si j’ai bien compris, les femmes qui en prendraient un en charge seraient légalement responsables de tous ses faits et gestes… Vous iriez vous mettre dans un guêpier pareil, vous ?
J’ai fait remarquer qu’il y avait cent mille individus de sexe masculin pour cent millions de femmes… Que, sur la quantité, il s’en trouverait sûrement un certain nombre pour décider d’en adopter un…
– Grand bien leur fasse… Très peu pour moi… Parce que je sais ce que c’est les types… Je travaille toute la journée avec… On va les lâcher dans la nature ? Mais dès qu’ils vont voir une femme ils vont se jeter dessus… Ils en sont sevrés depuis des années… Depuis toujours… Totalement ingérable ça va être… Elles pourront bien faire ce qu’elles veulent leurs tutrices… Elles n’empêcheront rien du tout… Finie la tranquillité, mes cocottes… Plus de promenades au clair de lune, les soirs d’été… Vous en trouverez embusqués, à l’affût, à tous les coins de rue…
– À moins que… on les mette hors d’état de nuire…
– Tu veux dire… Hors d’état de bander ?
– Techniquement c’est faisable… Même sans opération… On dispose de produits très efficaces pour ça…
– Oui, je sais… Ah, mais alors là, si on décidait de les utiliser, la donne serait complètement différente…
– Il s’en parle… Très sérieusement… Mais bon… Nos gouvernantes peuvent encore changer cent fois d’avis…

Célienne tournait machinalement la cuillère en bois dans la marmite de bronchotte.
– T’as l’air toute songeuse…
– Oui… Oui… C’était exagéré quand même ce qu’elle racontait Marline tout-à-l’heure, non ? Qu’ils nous tomberaient dessus à tous les coins de rue les types si on les laissait sortir…
Raliette a levé la tête…
– Pas tant que ça, non… Peut-être un peu quand même, mais pas tant que ça…
Elle est née en 2012 Raliette. Alors elle est la seule de nous quatre à avoir connu vraiment les temps d’avant. Dont il n’est pas facile de la faire parler. Le plus souvent elle sourit. Ou bien elle élude. Elle dit que le passé, c’est fait pour rester derrière. Mais là :
– Je vais vous dire un truc… La catastrophe de 2034, moi, je l’ai vécue comme une véritable libération… Et je ne suis pas la seule. C’était l’enfer chez nous. Vraiment l’enfer. Pour qu’on sorte, nous, les filles, il fallait vraiment qu’on puisse pas faire autrement. Et c’était toujours la peur au ventre. Ils « tenaient » la ville. Ils y faisaient régner leur loi. T’en passais par où ils voulaient. T’avais pas le choix. Par TOUT ce qu’ils voulaient… Et tu la fermais… Parce que si t’avais le malheur d’aller « pleurnicher », comme ils disaient, auprès de quelque autorité que ce soit – ce qui d’ailleurs ne servait strictement à rien – on te le faisait payer. Au centuple…
– Mais fallait partir !
– Pour aller où ? Il restait encore quelques endroits privilégiés, oui. On en entendait parler. Quelques villes bénies des dieux. Ici ou là. C’était hors de prix. Parce qu’encore à l’écart justement. Inenvisageable pour nous. Et puis, de toute façon, c’était reculer pour mieux sauter… Parce qu’ils étendaient de plus en plus leur emprise. Plus loin. Toujours plus loin. Alors vous pouvez pas savoir quel ineffable bonheur ça a été quand ce putain de virus s’est mis à les décimer. Qu’ils ont totalement disparu. Une véritable bénédiction. On pouvait sortir. Aller où on voulait. Comme on voulait. On pouvait enfin VIVRE. Et on va les relâcher ? Je sais bien que ce ne sont pas les mêmes. Que les conditions non plus ne sont plus les mêmes. Il n’empêche. J’appréhende. Si vous saviez ce que j’appréhende ! Je ne veux pas. Je ne veux pas revivre ça. Cette terreur. Cette angoisse. Cette boule dans le ventre tout le temps. Non. Il faut les mettre hors d’état de nuire. Il faut absolument les mettre hors d’état de nuire… Si vous saviez tout ce que…
– Eh bien dis-le ! Raconte ! Ça te fera du bien…
Elle a fait signe que non. Non. Et elle a fondu en larmes.

lundi 20 avril 2015

Journal d'Amerina (2)

Mardi 4 janvier 2084


C’est dans sa maison que j’habite. Dans sa chambre que je dors. Dans sa vaisselle que je mange. Trois femmes vivaient sous son toit. Trois compagnes partagent mon existence. Pour notre plus grande satisfaction à toutes les quatre. Tout est harmonieux. Serein. Pas de jalousies. Pas de mesquineries. Chacune a trouvé sa place et l’occupe sans jamais empiéter sur celle des autres.

Célienne a vingt-quatre ans. Tout comme moi. Elle est très tactile. Il lui faut de la présence. De la chaleur humaine. De la tendresse. C’est très souvent qu’elle me rejoint dans mon lit, la nuit. Elle me picore d’une multitude de petits baisers, m’enlace et se rendort. Joue contre joue. Seins contre seins. Cuisses contre cuisses.
On a viscéralement besoin d’être ensemble. De se promener, de longues heures durant, main dans la main, le long des avenues. De se parler. De se faire nos confidences. De se dire nos rêves et nos projets. De se perdre dans d’interminables fous rires.
Elle finit toujours par y venir :
– C’était comment le temps d’avant ? Raconte !
Je lui dis. Les classes mixtes. Les mariages des hommes et des femmes. La nourriture qui poussait dans la terre. Tant d’autres choses…
Elle m’écoute, bouche bée, les yeux écarquillés.
– C’est vrai ? T’inventes pas ?
– Bien sûr que c’est vrai !
– C’est fou ! C’est complètement fou. Comment tu sais tout ça ?
– Mais parce que… C’est là-dessus que je travaille…
Son métier à elle, c’est la cuisine. C’est également sa passion. À la maison elle passe des heures et des heures aux fourneaux. Je l’y rejoins. J’adore la regarder faire. Malaxer la pâte. Humer une sauce.avec délectation. Goûter une crème d’une lèvre gourmande. Je n’y résiste pas. Je la prends dans mes bras. Veux l’embrasser…
– Non… Attends ! Ça va attacher…
Je n’attends pas. Elle s’abandonne. Faire l’amour avec elle est toujours très doux. Très paisible. En caresses légères. Aériennes. C’est un plaisir à fleur de peau. En cascade de frémissements. En frou frou de câlins.

Marvine, elle, a quarante-huit ans. Le double de nous. Et transpire la sensualité de partout. Tu la vois, tu croises son regard, tu effleures sa peau et – aussitôt– te voilà folle de désir. S’il y a quelqu’un dans les bras de qui je connais l’extase absolue, c’est bien Marvine. Je donnerais tout pour ça. Pour ces moments-là. Je veux. Je veux encore. Ce n’est jamais assez…
– Mais tu es insatiable !
Je le suis, oui. Et je lui rends la monnaie de sa pièce. Comme elle aime. Avec des godes. Devant. Derrière. Elle n’a du plaisir qu’avec quelque chose dedans Marvine. Uniquement. Et je ne peux pas m’empêcher de me poser des questions. Parce qu’elle travaille dans un centre. À l’insémination. Son rôle consiste à recueillir le sperme des donneurs sélectionnés et à le conditionner en attendant qu’on en ait besoin. Ils s’occupent généralement eux-mêmes d’eux-mêmes, mais il lui arrive aussi, de son propre aveu, de « donner un coup de main ». Du coup, quand je vois quel fabuleux plaisir elle prend à être pénétrée, je me dis qu’elle a probablement été tentée d’utiliser l’un ou l’autre d’entre eux de façon beaucoup plus approfondie. Forcément. Même si c’est rigoureusement interdit. Je ne lui pose pas la question. Elle en parlera si elle veut. Quand elle le voudra. Au moment qu’elle aura choisi.

C’est Raliette la plus âgée de nous toutes. Et de loin. Soixante-douze ans. Elle travaille toujours. Elle est chercheuse. De haut niveau. Son boulot, c’est sa vie. Mais je serais bien en peine de dire en quoi il consiste. J’ai d’ailleurs fini par renoncer à le lui demander. Trop compliqué pour moi. Si j’ai bien compris, elle travaille sur les ondes PG332 et serait sur le point de faire, avec son équipe, une découverte de la plus extrême importance. Dont elle ne peut encore rien dire. Elle n’a pas pour autant la tête en permanence dans ses équations. Bien au contraire. Elle est là. Avec nous. Très présente. Et, s’il y a quelqu’un qui n’engendre pas la mélancolie, c’est bien Raliette. Elle mime. Elle imite. Elle parodie. On s’offre de ces crises de fou rire toutes les quatre. À en avoir mal aux côtes. Elle n’est pas, par contre, particulièrement portée sur le sexe. Ou plutôt… c’est pas qu’elle soit pas portée dessus, c’est plutôt que c’est pas souvent… Tous les deux ou trois mois. Mais quand ça lui arrive, ça a tout du raz de marée. Elle est déchaînée. Et on n’est pas trop de trois pour la satisfaire. Ensemble. Elle adore. Et on s’y prête de bonne grâce…

Journal d'Amerina (1)

Samedi 1er janvier 2084


Son journal. Le journal de ma grand-mère Roxane. Il est posé là, devant moi, sur la table même où elle a commencé à le rédiger il y aura demain, jour pour jour, tout juste cinquante ans. Qu’il soit aujourd’hui entre mes mains relève du miracle. J’avais en effet fait insérer, en mai dernier, une petite annonce dans une bonne douzaines de revues : « Étudiante en Histoire recherche, pour thèse de doctorat, tous documents (lettres, journaux intimes, mémoires, etc.) datant des années trente. » Et… Et il m’est parvenu par la poste, quelques jours plus tard, dans une grande enveloppe marron. Sans nom d’expéditeur. Sans le moindre mot d’accompagnement. J’ai d’abord été sceptique : c’était trop beau pour être vrai. Mais si ! Si ! J’ai longuement vérifié. C’était bien l’écriture de Roxane. Quant aux événements qui sont relatés dans ce gros cahier aux pages jaunies, à l’encre délavée, ils correspondent trop bien à tout ce que Zaza m’a raconté, de son vivant, pour que puisse subsister le moindre doute.

Ce journal, je le lis. Je le relis encore et encore. Je ne m’en lasse pas. Au point d’en connaître bon nombre de passages par cœur. C’est une véritable fascination que j’éprouve à son égard. Au point de ressentir l’impérieux besoin de lui rendre hommage. Comment ? Ça va sans doute paraître prétentieux, voire puéril, mais ça s’est imposé à moi comme une évidence : il faut que je prenne la relève, que je marche dans ses pas… Je vais donc à mon tour tenir un Journal… Tout au long de l’année qui débute aujourd’hui…



Dimanche 2 janvier 2084


Si, par je ne sais quel prodige, je me trouvais soudain face à elle revenue du passé, quelle est la toute première chose qu’elle aurait envie de savoir ? Sans doute si ce virus meurtrier qui a causé tant de ravages, provoqué la mort de centaines de millions d’individus de sexe masculin, bouleversé la société de fond en comble, a enfin été mis hors d’état de nuire. Il l’a été, oui. Il y a… un peu moins de dix ans. Quarante ans !Il aura fallu quarante ans pour en venir à bout. Sans que pour autant la situation des quelques dizaines de milliers d’hommes conservés à l’abri dans des centres sécurisés en ait été véritablement modifiée. Dans un premier temps parce qu’on a fait jouer le principe de précaution : en laboratoire les résultats étaient effectivement probants, mais subsistait un doute. Qu’en serait-il dans la réalité ? Pas question de les envoyer au massacre. Les recherches se sont poursuivies jusqu’à ce qu’il soit absolument certain que tout danger était définitivement écarté.

Deux écoles se sont alors affrontées. Pour l’une il allait de soi qu’il fallait les remettre dans le circuit Parce que c’était quoi leur vie ? Jusqu’à trente ans fournir la semence indispensable à la reproduction de l’espèce. Bon. Oui. Mais après ? Ils sombraient dans une oisiveté stérile et souvent désespérée. Sans but. Sans perspectives d’avenir. Alors que, dans certains secteurs, la main-d’œuvre faisait cruellement défaut. Il était évident, dans leur intérêt comme dans celui de la société qui les nourrissait à ne rien faire, qu’il était urgent de les réadapter au plus tôt à la vie normale.

Dans l’intérêt de la société ? Rien n’est moins sûr, rétorquait-on en face. Parce qu’un équilibre s’était instauré qui risquait d’être mis à mal. Ne serait-ce que dans le domaine de la natalité. Qui était parfaitement maîtrisée. On savait très précisément combien d’inséminations pratiquer chaque année. Dans quelles conditions. Quel matériel génétique mettre en contact avec tel autre matériel génétique. Quelle proportion exacte de mâles il fallait « produire » pour assurer l’indispensable diversité chromosomique. Et on allait lâcher les hommes dans la nature ? Plus rien ne serait gérable. Il allait se faire n’importe quoi. Tout et le contraire de tout. Sans compter que nous, les femmes, on s’était habituées à la sécurité… On pouvait se promener au cœur de la nuit en toute tranquillité. Sans la moindre appréhension. Il allait maintenant falloir apprendre à vivre avec la peur au ventre. Partout. Tout le temps. Le danger pourrait surgir à tout moment. De n’importe où. À cela s’ajoutait qu’il était dans la nature du mâle de vouloir dominer. De rechercher systématiquement la compétition. De vouloir imposer son ordre à lui. Était-ce vraiment cela qu’elles voulaient ?

Il y a eu d’interminables débats. Qui ont duré des mois. Des années. Et qui n’ont débouché sur aucune décision concrète. Les choses sont donc restées en l’état. Et les hommes dans les centres. Peut-être plus pour très longtemps : il paraîtrait, sous toutes réserves, que nos dirigeantes sont sur le point de trouver une solution.