jeudi 6 août 2015

Journal d'Amerina (15)

Mardi 25 janvier 2084


Marvine avait des infos. De toute première main.
– Que je vous explique… Dans les tout prochains jours va être publiée une étude dont il ressort que… Attendez ! Laissez-moi retrouver les chiffres exacts… Que, dans le cas où on procèderait à leur mise hors service sexuelle, fût-elle temporaire, seuls 11 % des hommes seraient prêts à quitter les centres… À venir vivre et travailler parmi nous…
Célienne a hoché la tête…
– Faut se mettre à leur place aussi… Là-bas, ils foutent rien de la journée… Et au-dehors faudrait qu’ils bossent… Normal qu’ils soient pas chauds…
– Si, par contre, on les laisse disposer de leur pleine intégrité physique, le chiffre bondit à 68% de volontaires…
Raliette a éclaté de rire…
– Ben, tiens ! Là, par contre, ça les gêne plus de bosser… Comme par hasard… Pour être clair, c’est clair… Je vous plains, les filles, si ça devait se faire un jour… Je vous plains vraiment… Parce que, pour l’avoir vécu, je sais ce que c’est…
– Maintenant, en ce qui concerne les femmes, elles sont 92 % à trouver parfaitement anormal qu’après trente ans, une fois leur mission reproductrice accomplie, on les entretienne des années durant à ne rien faire…
– Ah, ça, on peut pas leur donner tort…
– 78 % d’entre elles seraient favorables à ce qu’on les mette au travail… À condition qu’ils aient été, au préalable, mis sexuellement hors d’état de nuire… 6 % seulement ne verraient pas d’inconvénient à ce qu’on les laisse « en l’état »… Quant aux autres, elles ne se prononcent pas…
– Et alors ça va donner quoi tout ça ?
– Ça va donner que, fortes du soutien de l’opinion publique, nos dirigeantes vont « mettre sur le marché » quelques centaines d’hommes… Tous volontaires… Et soigneusement triés sur le volet…
– Impuissants ?
– Ce ne sera pas irréversible, mais impuissants, oui… Cela va de soi… En fait, le but, à terme, c’est de TOUS les réintégrer, par vagues successives… Ce qui ne sera possible que si, avec cette première fournée, tout se passe sans problème majeur… Le moindre dysfonctionnement provoquerait une levée de boucliers… Et tout serait remis en question… C’est pourquoi ces « pionniers » ne seront hébergés que par des femmes en qui elles ont une confiance absolue…
– Oh, toi, je te vois venir… On t’a demandé d’en récupérer un… C’est ça, hein ?
– Dans la mesure où je travaille au centre… Où j’y suis connue… C’était pratiquement inéluctable…
– Et t’as répondu quoi ?
– Que je vivais pas toute seule… Qu’il fallait que j’en parle avec vous…
Célienne a battu des mains…
– Oh, oui… Oh, oui… On va le prendre… J’en ai jamais vu, moi… Ça doit être trop rigolo… On pourra lui faire faire tout ce qu’on veut ? Le ménage… Les courses… Tout ça…
– Il aura, comme nous toutes, un travail à l’extérieur… Mais dans la mesure où il habitera ici, avec nous, il faudra bien qu’il participe aux tâches ménagères…
Raliette a fait la moue…
– Je voudrais pas avoir l’air d’être obsédée par ça, mais est-ce qu’on est sûr à cent pour cent du produit qui les met hors d’état de nuire ? Il est TOUJOURS efficace ? Ils pourraient pas se procurer un antidote ?
– Il n’en existe pas… Non… T’inquiète pas… Toutes les précautions seront prises… Et toi, Amerina, tu en penses quoi ?
– Que… pourquoi pas ? À condition qu’il soit pas complètement imbuvable le type… Qu’il nous rende pas l’existence impossible… Parce qu’on s’entend bien toutes les quatre et si c’est pour qu’il sème la zizanie entre nous…
– De ce côté-là non plus pas de souci… Je les connais tous ceux qui vont sortir… Ils me sont tous passés entre les mains… Et pour cause… J’ai parlé avec eux… Je les ai vus à l’œuvre… Je les ai jaugés… Alors pas besoin de vous en faire que celui sur lequel je jetterai mon dévolu – puisqu’on m’a assuré que je pourrai choisir – ne posera pas le moindre problème…
Célienne lui a sauté au cou…
– C’est vrai ? Tu vas nous en ramener un alors… Je suis trop contente… Ce sera quand ?
– Normalement le 1er mai… C’est ce qu’est prévu…
– Comment ça va être long jusque là…

vendredi 3 juillet 2015

Journal d'Amerina (14)

Lundi 25 janvier 2084


Marvine m’a arrêtée…
– Non… Attends ! Vaut mieux que tu descendes pas au labo ce matin…
– Hein ? Mais pourquoi ?
– Parce que… Parce qu’il y a une grosse huile qui vient nous rendre visite…
– Ah oui, d’accord… J’ai compris… Vaut mieux éviter qu’elle me voie… J’ai pas trop le droit d’y être en bas…
– C’est surtout qu’elle apprécierait pas que toi, tu la voies… Moins il y a de monde au courant de ce qu’elle vient faire ici…
– Qu’est-ce qu’elle vient faire ?
– Tu devines pas ? Son marché…
– Son marché ? Tu veux dire… Se choisir un mec ?
– Si c’était qu’un ! Non… En général, c’est deux ou trois qu’elle s’envoie à la file… Quelquefois plus… Et on la revoit pas d’un mois…
– Une dirigeante ! Non, mais alors là, j’en reviens pas… Alors que le discours qu’elles tiennent…
– Ça t’étonne ?
– Non… À vrai dire, non…
– Elles ont tous les droits… Elles les prennent… Quand on a le pouvoir…
– En attendant, j’ai l’impression que c’est bien ce qu’on disait jeudi… Une fois qu’on y a goûté aux hommes on peut plus s’en passer…
– Ben, évidemment…
– Tu parles d’expérience ?
– À ton avis ?
– Mon avis, c’est que quand on en a toute une tripotée, comme ça, sous la main, on est forcément tentée… Un jour ou l’autre… Tu me raconteras ?
– File ! Elle va arriver… Descends aux archives… En principe, c’est pour ça qu’on te l’a donné le laissez-passer… Si tu veux pas finir par avoir des ennuis à force de jamais y mettre les pieds…

Urfine m’a accueillie sur le pas de la porte…
– Ah, quand même ! Je finissais par désespérer, moi !
– C’est que…
– Oh, mais te justifie pas !
– Mais non, mais…
– C’est le branle-bas de combat là-bas, hein ?
– Un peu…
– Beaucoup, tu veux dire, oui… Chaque fois qu’elle vient celle-là, c’est pareil… Tout le monde sait pourquoi, mais tout le monde fait semblant de croire que c’est dans le cadre de ses fonctions… Pour vérifier que les quotas sont bien respectés… Les éprouvettes bien étiquetées… Tu parles ! C’est hypocrisie et compagnie tout ça… Comme d’habitude… Parce que tu vas en voir défiler des grosses pointures… Sous les prétextes les plus divers… Mais toujours pour les mêmes raisons… Ah, ça les tient de se caler un mec entre les cuisses… À croire que plus on est haut placée… En attendant, je me demande ce qu’elles y trouvent… Parce que moi aussi, j’ai essayé… Comme la plupart ici… Et, franchement, ça casse pas trois pattes à un canard… Tu t’éclates mille fois plus avec une nana… Tu trouves pas, toi ?
– Je peux pas savoir… J’ai jamais connu que ça les nanas…
– Oui… Évidemment… Tu vis avec Marvine, hein ?
– Et deux autres filles…
– Elles ont beaucoup de chance… T’as un charme fou… Moi, à leur place, c’est sans arrêt que j’aurais envie avec toi… Je te laisserais pas un moment de répit… Mais je vis pas avec toi… Ce qui empêche pas… Ce qui empêche rien… Si t’as envie, toi aussi, un jour… Non, non… Dis rien… Réponds pas… Pas tout de suite… Pas maintenant… Plus tard… Va travailler…
Et elle m’a remis un imposant dossier… Elle y a rassemblé tous les documents qu’elle a pu trouver concernant le séjour de mon grand-père Christopher au centre. Et pas seulement au centre. Parce que ce que je viens d’y découvrir, c’est qu’elles l’ont suivi pas à pas dans sa fuite. Elles ont toujours su où il se trouvait. Ce qu’il faisait. Avec qui. Tous les rapports sont là. Soigneusement numérotés. Et pourtant à aucun moment elles n’ont essayé d’intervenir. De le ramener. Elles l’ont laissé faire. Jusqu’au bout. Pourquoi ? Alors qu’une telle attitude est en complète contradiction avec les positions clairement et fermemement affichées du gouvernement de l’époque. Il y a certainement une raison, mais laquelle ? J’ai beau tourner et retourner la question dans tous les sens, je ne trouve aucune réponse qui me satisfasse vraiment. Il y a là un véritable mystère.

mercredi 24 juin 2015

Journal d'Amerina (13)

Samedi 23 janvier 2084


J’ai invité Hédelice à venir passer le week-end à la maison. Les filles tenaient absolument à faire sa connaissance…
– Depuis le temps que tu nous parles d’elle ! Et Hédelice par ci… Et Hédelice par là…

Il a évidemment été très vite question du Journal de Roxane. De l’épidémie de 2034. De ce que nos grands-mères, à elle et à moi, avaient alors traversé ensemble comme épreuves. De ma thèse qui, à vrai dire, n’avance pas beaucoup. Pas aussi vite, en tout cas, que je le souhaiterais. Du « pèlerinage » que nous comptions aller faire toutes les deux à Collioure…
– À Collioure ? Mais il y a belle lurette qu’elle a été engloutie sous les eaux Collioure…
Hédelice s’est décomposée…
– Engloutie ? Collioure ?
– Ben, bien sûr… Comme toute la côte…
Elle n’avait pas réalisé. Elle n’avait pas voulu savoir. Pour elle, là-bas, tout était resté comme avant… Comme elle aurait voulu que ce soit… « Ça » n’avait pas eu lieu… Et moi, ben je ne m’étais pas vraiment posé la question… Elle paraissait si sûre d’elle…
– Oh, mais je vous y emmènerai, moi…
Raliette. Avec sa machine à visiter le passé. Dont elle a voulu, dans la foulée, nous faire la démonstration.
– La maison a plus d’un siècle… Des tas de gens y ont vécu… C’est l’endroit idéal…

Ça a eu du mal à se caler. Il y a eu des visages qui se sont tout aussitôt figés. Comme étonnés de se trouver là. Ça a encore hésité. Bégayé. Et puis il y a eu des femmes et des hommes en train de manger, assis autour d’une grande table…
– Mais c’est ici ! C’est la pièce où on est…
Raliette a ri…
– Évidemment que c’est ici… Où veux-tu que ce soit ?
On reconnaissait. À cause de dehors à travers la porte-fenêtre : la vasque avec la grande statue de Vénus. Qui était déjà là. Et le petit muret à droite. Et, en même temps, on reconnaissait pas… Il y avait trop de différences : des tas de choses en plus. Une haie Des arbres. Des massifs de fleurs. Et des tas de choses en moins. La table Le jeu de Wollmo. Le remblai à gauche. Pareil à l’intérieur : ça avait quelque chose d’à la fois tout à fait familier et de résolument étranger…
– C’était quand ?
– Je me suis positionnée sur mai 33… Mais je peux avancer si tu veux… Ou reculer…
– Non… Attends ! Plus tard… Qu’on écoute ce qu’ils disent…
Ils fêtaient quelque chose… Un diplôme de Mathématiques… Que venait d’avoir le plus jeune… Qui allait lui permettre d’enseigner…
– Le pauvre ! En 33 ça lui aura servi à rien… Parce que l’année suivante…
– Mais c’est qui tous ces gens ?
C’est Hédelice qui m’a répondu…
– Les frères de Roxane, Amerina… Et ses parents… Forcément…
– C’est trop fou, ça… C’est complètement dingue… Mais elle est où, elle ?
Et ça a été comme si elle avait entendu… La porte s’est ouverte… Elle a jeté son sac sur la petite table basse…
– Désolée ! Ça a duré plus longtemps que prévu…
– C’est elle ! Roxane… C’est toi !
Et j’ai éclaté en sanglots…
Raliette a proposé d’arrêter…
– Non ! Laisse ! S’il te plaît ! Laisse-la-moi !

Célienne a voulu venir dormir avec moi…
– T’es tellement triste !
– Mais je suis pas triste… Au contraire… J’ai jamais été aussi heureuse…
– Ça fait rien… Je viens quand même…
Peut-être qu’Hédelice pouvait dormir dans son lit alors ? Plutôt que sur le canapé…
– Elle ? Oui, ben alors là sûrement pas ! Je peux pas la voir cette fille… Elle est fausse… Elle te fera du mal… Je suis sûre qu’elle te fera du mal…
Elle a cherché mes lèvres…
– Laisse-moi faire ! Laisse-toi faire ! J’ai envie de ton plaisir… Tellement…
Un plaisir qu’elle est savamment allée chercher… Qu’elle m’a fait proclamer à gorge déployée…

lundi 8 juin 2015

Journal d'Amerina (12)

Jeudi 21 janvier 2084


– Ça te poserait un problème si je redescendais au labo avec toi ?
Marvine m’a jeté un regard complice…
– Mais c’est que t’y prendrais goût !
– Oui… Enfin non… C’est pas ça… C’est que, pour ma thèse, j’ai besoin de comprendre… Parce que la décision de leur faire donner leur sperme aux hommes, c’est à l’époque sur laquelle je travaille qu’elle a été prise… Comment est-ce qu’ils ont vécu ça ? Est-ce qu’il y a pu y avoir alors un rapport entre cette pratique et la volonté, pour certains d’entre eux, de s’enfuir des centres ? C’est ce que j’aimerais déterminer… En interrogeant et en regardant faire ceux d’aujourd’hui… Ça m’apportera peut-être rien… Mais j’aurai au moins essayé…

Elle a poussé un long soupir exaspéré.
– Ben, ça va être gai ce matin… C’est mou, tout ça… C’est mou…
Ça manquait effectivement singulièrement d’entrain… Ils avaient beau s’acharner, faire preuve de la meilleure volonté du monde, ça refusait carrément de se dresser… Ou bien, quand ça y parvenait, ça retombait presque tout de suite… Tant et si bien qu’au bout de vingt minutes aucun des six premiers n’avait réussi à parvenir à ses fins…
– Et quand ça commence comme ça, tu peux être tranquille que, derrière, les suivants, ça va être copie conforme… On en a pour des heures…
Ce qui a effectivement été le cas…
– Peut-être qu’ils sont trop souvent sollicités ?
– Tu parles ! À trois jours de récupération ils ont droit… Systématiquement… Au minimum… C’est le réglement… Alors tu vas pas me dire… À leur âge, c’est largement suffisant… Non, je sais ce qu’il y a, moi ! À chaque séance, sur la soixantaine que je dois faire produire, j’en ai toujours quelques-uns qui éprouvent les pires difficultés à parvenir à leurs fins… C’est, le plus souvent, que la nuit précédente, ils sont allés faire un tour dans leur imagination et qu’ils s’y sont épuisés sans souci du lendemain… Tant qu’il y en a que cinq ou six de concernés, je ferme les yeux… Et je fais ce qu’il faut pour qu’ils finissent par être opérationnels malgré tout… Par contre, quand ça prend des proportions, quand ça se généralise, comme ça a l’air de vouloir être le cas aujourd’hui, je suis tenue de faire un rapport… C’est qu’il se passe quelque chose en sous-main… Que des images ou des documents circulent qui les excitent plus que de raison… Par exemple… Ou que ça les a brusquement attrapés de faire des trucs entre eux… Quoi qu’il en soit, il faut se dépêcher de donner un coup d’arrêt… Pour qu’ils se recentrent sur l’essentiel… Et que la qualité du sperme qu’ils nous fournissent ne finisse pas par en souffrir… Bon, mais trêve de bavardages… En attendant, il va falloir que je paye de ma personne, moi !
– Tu veux que je t’aide ?
– Ben, c’est pas de refus… Ça me fera gagner du temps…

J’avais à peine le temps de la leur attraper que… hop ! Ça me gonflait dans la main. Ça y tressautait…
– Regarde, Marvine ! Regarde ! Tous, hein ! Pratiquement tous !
Ça la faisait rire… De bon cœur…
– Mais oui ! C’est normal… C’est que t’as pas l’habitude…
Ah, ça, pour pas avoir l’habitude, sûr que j’avais pas l’habitude Jamais j’en avais approché en vrai des hommes, moi, avant. Jamais j’en avais touché. Mais c’était trop rigolo. Comme elle je leur faisais. Je la leur prenais. Je faisais monter et descendre. Vite. De plus en plus vite. Et ça sortait. Des fois il y en avait beaucoup. Des fois presque pas.

– Bon, ben voilà… On a fini, on dirait… Il y en a plus…
– Oui… Et heureusement que t’étais là… J’y aurais passé la matinée sinon…
– En tout cas je me suis bien amusée, moi !
– Parce que c’était la première fois… Mais quand ça devient la routine…
– Tu sais le truc que je me demandais, pendant que je leur faisais ? C’est si t’avais jamais eu envie d’en avoir un en toi… Comme dans le temps… Pour voir ce qu’on ressent…
– C’est rigoureusement interdit…
– Je le sais bien que c’est interdit… On se demande bien pourquoi d’ailleurs…
– Pourquoi ? Mais parce qu’on ne veut justement pas, en haut lieu, qu’on le sache ce qu’on ressent, tiens, pardi ! Ça remettrait beaucoup trop de choses en question… On ne peut éprouver de plaisir que dans les bras d’une femme… C’est ce dont on s’est employé à nous convaincre depuis des dizaines d’années… On y est parvenu… On en est toutes résolument convaincues…Et pour cause : on n’a jamais rien connu d’autre… Seulement imagine que certaines d’entre nous se mettent à découvrir que ce qu’on éprouve dans les bras d’un homme, c’est finalement pas si mal que ça… Que ça peut même parfois largement valoir ce qu’on éprouve dans ceux d’une femme… Qu’ils étaient pas forcément si arriérés que ça nos ancêtres du début du siècle… Elles vont en parler autour d’elles… Ça va faire tache d’huile… De plus en plus de femmes vont avoir envie d’y goûter… Finir par exiger que, d’une façon ou d’une autre, des hommes – de plus en plus d’hommes – soient mis à leur disposition… C’est tout l’ordre social sur lequel nos dirigeantes ont assis leur pouvoir qui risque d’en être ébranlé… Parce que le contrôle de la natalité va progressivement leur échapper… Chacune se voudra libre de ses maternités… De leur nombre… De leur moment… Du sexe de l’enfant… À partir de là, c’est tout le système qui va se détricoter… Cela ne doit se produire à aucun prix… C’est vital pour elles…
– Il est pourtant question qu’elles les laissent sortir…
– Parce qu’elles n’ont pas le choix… Parce que l’opinion publique tolère de moins en moins qu’à partir de trente ans ils vivent aux frais de la princesse sans rendre à la société quelque service que ce soit… Parce que ça rue dans les brancards Qu’on veut qu’ils soient mis au travail…Mais t’inquiète pas qu’elles vont prendre les mesures nécessaires pour rendre tout rapprochement impossible entre hommes et femmes… La meilleure solution, pour elles, serait évidemment qu’ils soient, d’une façon ou d’une autre, castrés… Le problème ne se poserait plus… Mais des voix s’élèvent, au nom de la morale, contre une telle perspective… Elles auront toujours la possibilité de se rabattre sur une mesure tout aussi radicale, malgré les apparences… Elle consisterait à les lâcher comme ça, du jour au lendemain, dans la nature… Sans la moindre précaution… Sans la moindre préparation… On en parlait l’autre jour, à la maison… C’est la catastrophe assurée… Ils deviendraient complètement fous au milieu de toutes ces femmes… Ils se jetteraient dessus comme la misère sur le monde… Et elles auraient beau jeu de les renvoyer aussitôt d’où ils viennent… Et pour un bon moment…
– Oui… Oui… Mais avec tout ça tu n’as pas répondu à ma question… Tu m’as toujours pas dit si ça te tentait d’en avoir un en toi un jour… Ou si tu l’avais déjà fait…
– Oh, toi… Ça commence à te travailler, ça, hein !
– Mais non, mais…
– Bien sûr que si !

mardi 2 juin 2015

Journal d'Amerina (11)

Mercredi 20 janvier 2084


Raliette s’est, d’autorité, emparée des fourneaux.
– Allez, c’est moi qui cuisine ce soir…
Malgré les protestations de Célienne.
– J’avais prévu un truc…
– Oui, ben tu nous le feras demain… Ça va pas s’abîmer…
La gastronomie fait l’objet, entre elles deux, d’interminables débats et de fréquentes polémiques. Sans que jamais cela dégénère pour autant… Pour Raliette qui a connu les temps d’avant, il faut, quand on cuisine, s’efforcer de rester au plus près des saveurs « naturelles ». Même s’il n’existe plus – et depuis belle lurette – de fraises, de melons ou de petits pois, il est indispensable d’en restituer le goût, puisqu’on en a la possibilité, dans nos préparations culinaires actuelles. D’abord parce que, selon elle, c’est « bien meilleur ». Et ensuite parce que, si nous ne les conservons pas, c’est tout un pas de notre histoire qui sera à tout jamais perdu. Ce dont Célienne, elle, se soucie comme d’une guigne…
– Qu’est-ce que je m’en fiche, moi, du goût que pouvaient avoir les cerises ou les tomates dans le temps ! Vous étiez obligés de faire avec. Oui. Bon. D’accord. Mais aujourd’hui qu’on fabrique synthétiquement tout ce dont on se nourrit, je vois vraiment pas pourquoi il faudrait qu’on reste prisonnières de ce qu’a produit la nature il y a des milliers d’années. À nous d’inventer ce qui nous correspond le mieux. Ce qui nous fera vraiment envie. Même si c’est complètement artificiel…

– Alors ? C’est bon ?
Oui, c’était bon. Oui. Marvine et moi, on se garde bien de prendre parti. On apprécie tout autant la cuisine de l’une que la cuisine de l’autre. Et, à vrai dire, ça nous est un peu égal tout ça. Même si on ne déteste pas passer à table, on n’attache pas non plus une importance démesurée à ce qu’on mange…
– Et toi, Célienne ?
– C’est pas mauvais… Même si…

Bon, mais c’était pas tout ça… Elle avait quelque chose à nous dire Raliette.
– Tant qu’on est toutes les quatre là… Que vous soyez parmi les premières à savoir…
Ah, oui ? Et c’était quoi ?
C’était que ça y était. Qu’elles avaient trouvé. Que les premières expériences étaient tout-à-fait concluantes. Et profondément émouvantes.
– Vous imaginez ? Assister en direct, comme si on y était, à l’assassinat de Jules César… À la prise de la Bastille… À la bataille de Waterloo… À tout ce qu’on veut… On n’a que l’embarras du choix…
Mais comment c’était possible, ça ?
– Techniquement, c’est un peu compliqué… Disons, pour faire simple, que tout corps émet à tout moment des ondes – les fameuses ondes PG332 – qui sont indestructibles… Dès lors qu’elles ont été émises, elles sont là à tout jamais… Tout au plus le temps en modifie-t-il la structure… Dès l’instant où on a compris quel mécanisme était à l’œuvre et comment il agissait, cibler et retranscrire n’importe quel événement du passé devient un jeu d’enfant…
– Un jeu d’enfant… Ben, voyons !
– Ah, ben si ! Si ! Avec les télétransporteuses de la dernière génération, d’une puissance phénoménale, ça ne pose absolument aucun problème…
On est restées toutes les trois un long moment songeuses…
– Ça va tout changer… Tout…
– Il y a des tas de mystères du passé qui vont se trouver résolus du coup…
– Tous… Ça donne le vertige…
– Et même… Même en-dehors de ça… Rien que de pouvoir voir comment ils vivaient les gens dans le temps… Il y a deux siècles… Cinq siècles… Dix mille ans…
Célienne, elle, ça la choque quand même un peu…
– Parce qu’il y a des trucs, c’était leur vie… Ça regardait qu’eux… Alors que ce soit étalé comme ça devant tout le monde…
Marvine a haussé les épaules…
– De toute façon, avec les moyens dont on dispose aujourd’hui, il y a plus de vie privée… Pour personne…
– Oui, mais nous on le sait… On fait avec… Eux, ils l’ignoraient… Ils se croyaient à l’abri… Ça change tout…
– Ils s’en foutent… Ils sont morts…

Moi, ce que je vois, c’est que, dans ces conditions, Roxane et Christopher n’auront bientôt plus aucun secret pour moi…

lundi 25 mai 2015

Journal d'Amerina (10)

Mardi 19 janvier 2084


Elle ne s’est pas fait prier Hédelice.
– Bien sûr qu’on peut se revoir… Bien sûr… Si ça peut t’aider…
– Je voudrais pas abuser… Te faire perdre ton temps…
– Oh, non… Non… Pour moi aussi, c’est important tout ça… Différemment, mais c’est important… J’ai besoin d’en parler… Et il y a qu’avec toi que je peux…
– Bon, ben à la fac alors ? Comme l’autre jour ? Dans une heure ?

Il y avait quelque chose qu’il fallait qu’elle me dise…
– Et maintenant… Au début… Avant qu’on se connaisse trop… Parce qu’après je pourrai plus…
Ah, oui ? C’était quoi ?
– C’est que… Hou la la… C’est pas facile… C’est que… le journal de ta grand-mère longtemps il m’a révulsée… Je supportais pas… Je supportais pas la façon dont elle traitait la mienne de grand-mère… Dont elle en faisait tout ce qu’elle voulait… Ça me mettait dans de ces états ! Il y avait des passages – celui de la toute première fois surtout… quand elle l’a giflée dans les toilettes – qui étaient absolument insoutenables pour moi… Et pourtant j’y revenais… J’y revenais obstinément… Je pouvais pas m’empêcher… J’y revenais et je la haïssais… Comment je l’ai haïe Roxane… Ma grand-mère aussi… Presque autant… Non, mais comment est-ce qu’elle avait pu se prêter à ça ? Descendre aussi bas ? Et puis… ça s’est fait progressivement… Je sais pas trop comment au juste… Mais mon regard sur elles a changé… Sur Zaza surtout… Un peu comme si je m’étais mise à ressentir de l’intérieur ce qu’elle éprouvait, elle… Et c’était… je sais pas comment dire… Mais cet abandon total à la volonté d’une autre c’était une expérience unique… Invraisemblablement émouvante… Et, finalement, profondément apaisante… Alors, peu à peu, à force de lectures et de relectures, je me suis fondue en elle… Je suis, pour ainsi dire, devenue Zaza… J’ai séjourné des nuits entières entre les pages du Journal… Les scènes où elles sont toutes les deux je les ai vécues et revécues des dizaines et des dizaines de fois… Avec de plus en plus de jubilation… Et de plaisir… Voilà… Tu sais tout… Et je suis soulagée… Soulagée à un point ! Même si j’ai une trouille bleue… Que tu veuilles plus me voir… Plus me parler… Que tu préfères qu’on s’en tienne là… Mais tant pis… Il fallait… Je pouvais pas le garder pour moi tout ça… Le laisser entre nous… Ça aurait tout faussé…
Je me suis levée.
– Viens !
Elle m’a jeté un regard interloqué Mais elle m’a suivie. Sans un mot. Je l’ai entraînée jusqu’aux sanitaires…
– Entre ! C’est ici que ça s’est passé elles deux la première fois, hein ?
– C’est ici, oui…
– Mets-toi à genoux…
– Tu comprends tout… Tu comprends vraiment tout…
Deux filles sont entrées. Elle n’en a tenu aucun compte. Elle s’est lentement agenouillée à mes pieds. Sans me quitter un seul instant des yeux. J’ai fait interminablement durer. Et je les ai lancées. D’un seul coup. À toute volée. Deux gifles retentissantes. Elle m’a gratifiée d’un large sourire.
– Merci… Oh, merci…
Je l’ai fait relever. Prise contre moi. Elle a blotti sa tête contre mon épaule. A murmuré à mon oreille…
– Je suis heureuse… Elles revivent… Elles vont revivre… De la meilleure des façons… Grâce à toi… Grâce à moi…

samedi 16 mai 2015

Journal d'Amerina (9)

Lundi 18 janvier 2084


Marvine a voulu que je descende au labo avec elle…
– Tu verras comment ça se passe comme ça…
Oh, mais je savais déjà… Avec tous les reportages qu’il y avait eu là-dessus…
– C’est pas pareil… Ça n’a strictement rien à voir quand c’est en vrai…
Oui, mais… Fallait que j’aille travailler… Que je descende aux archives… C’est pour ça que j’étais là…
– Ça te fiche la trouille, hein, c’est ça ?
Un peu, oui… Parce qu’avant vendredi, là, sous la douche, jamais j’en avais vu des vivants des hommes… Et on pouvait jamais savoir comment ils allaient réagir avec nous… Tout le monde le disait… Même elle l’autre soir… Que si jamais on les lâchait dans la nature…
– Oh, mais c’est complètement différent, attends ! Dehors ils seraient livrés à eux-mêmes… Alors qu’ici c’est parfaitement maîtrisé… En vingt secondes la sécurité est sur les lieux si il faut… Non… Et puis ils savent à qui ils ont affaire… Et t’inquiète pas qu’avec moi ils filent droit… Allez, viens, va !

Il en est arrivé six. Tous ensemble. Tout nus. Qui ont bredouillé un vague bonjour. Qui m’ont jeté des regards surpris. Il y en a un qui s’est carrément planté devant moi…
– C’est qui celle-là ?
– Si on te le demande, tu diras que t’en sais rien… Allez, file là-bas ! À ta place… Et au boulot…
Il y en avait deux qui avaient déjà commencé. Frénétiquement. Sans me quitter des yeux. Qui ont presque tout de suite abouti…
– Eh, ben dites donc ! Fallait pas vous en promettre à vous, aujourd’hui…
Elle a étiqueté. Rangé. Les a congédiés d’une petite claque sur les fesses. S’est penchée à mon oreille.
– Tu leur fais de l’effet, dis donc ! Ça t’embête pas au moins ?
Ça m’embêtait pas, non… C’est juste que ça me faisait bizarre comment ils me regardaient… Un peu comme certaines filles quand elles ont envie… Mais, en même temps, pas vraiment pareil… C’est plus… Je sais pas comment dire… J’ai pas l’habitude avec eux en fait…
– En tout cas, moi, égoïstement, ça m’arrange… Plus de soixante j’en ai à faire produire aujourd’hui… Alors plus vite ils auront fini et plus vite je pourrai passer à autre chose…
Et ça a continué. Ils allaient se chercher. Avec plus ou moins d’ardeur. Certains en me regardant. Ou, moins souvent, en regardant Marvine. Il y en avait aussi qui fixaient le plafond. Quand ça approchait, ils se la mettaient dans le tube. Ça coulait dedans. Elle rapetissait. Ils se levaient. Ils partaient. Et d’autres venaient aussitôt prendre leur place.

– Ben alors… Qu’est-ce qui t’arrive, toi, aujourd’hui ?
Ça faisait bien une demi-heure qu’il s’escrimait sans succès le type.
– Je sais pas… Je…
– Tu sais pas ! Ben, voyons… Je vais te le dire, moi, ce qui t’arrive… C’est que tu t’es épuisé toute la nuit… En pensant à tout un tas de cochonneries… À chaque fois c’est pareil… Et le lendemain faut que je te dépanne… Bon, mais je te préviens : c’est la dernière fois… Le prochain coup tu te débrouilles… Et je te colle un rapport…
Tout ce qu’elle voulait. Tout ce qu’elle voulait pourvu que…

À d’autres aussi elle l’a fait.
– T’en as pour des heures sinon…
À trois ou quatre. Parce que, malgré tous leurs efforts, ça sortait pas. Ou même, qu’elle grossissait pas… Oh, mais avec elle ça allait vite avec elle. Elle refermait sa main dessus. Ça montait. Ça descendait.Vite. De plus en plus vite. Il fermait les yeux le type. Il se cabrait. Ça jaillissait. Et hop, c’était fini…

– Tu le reconnais pas ?
Ben si, je le reconnaissais. Évidemment que je le reconnaissais. C’était celui de l’autre jour. Dans les douches.
– Dortax, oui…
Qui a écarquillé les yeux quand il m’a vue. Ça s’est dressé tout droit. D’un bond. Marvine a éclaté de rire.
– Oh, toi, ça va pas mettre deux heures…
Elle croyait pas si bien dire. Parce qu’à peine il était allongé… Même pas le temps de se mettre la main dessus. Encore moins d’attraper le tube. C’est sorti. Ça a giclé. Loin. Torrentiel.
– Ah, ben bravo ! Bravo ! T’as pas honte de gaspiller la marchandise comme ça ? Oui, bon… Ben, t’as plus qu’à recommencer… Dix minutes de récupération je te laisse… Pas une de plus… Et tâche d’assurer, hein !

– Ça y est ! Elle regrimpe…
– Forcément ! Il arrête pas de te regarder…
– Tu crois que c’est ça ?
– Je crois pas… Je suis sûre… Tu veux aller lui faire ?
– Moi ? Je saurai jamais…
– Bien sûr que si ! T’as bien vu comment je m’y prenais… C’est vraiment pas sorcier…

C’est pas sorcier, non… Il a aimé, ça se voyait… Et il m’a dit merci…

lundi 11 mai 2015

Journal d'Amerina (8)

Samedi 16 janvier 2084


Hier soir coup de téléphone d’Hédelice, la petite fille de Zaza. Qui voulait qu’on se voie. Pour parler du Journal de ma grand’mère…
– Je l’ai reçu ce matin…
Et elle l’avait déjà lu ? Elle avait eu le temps ?
– Oh, il y a longtemps que je l’ai lu… Ça fait des années…
– Hein ? Comment ça ?
– Parce que c’est moi qui l’ai l’original… Mais ce serait mieux de vive voix, non ?

Et on s’est retrouvées, tout à l’heure, à la cafeteria de la fac… Cette même fac où Roxane a fait ses études il y a cinquante ans…
Je l’ai tout de suite reconnue. Sans l’avoir jamais vue. C’était elle. C’était forcément elle. Une petite brune aux yeux noirs, au teint mat, aux gestes vifs… À l’allure décidée. Qui s’est jetée à mon cou…
– Je suis heureuse… Il y a si longtemps que je l’espérais ce moment-là… Et si contente que tu travailles sur elles… Que tu les fasses revivre…
C’est elle qui me l’a envoyé le journal… Une copie…
– Pas une seule seconde je me suis doutée que ça pouvait être toi… Mais alors quand j’ai compris hier !
Les larmes lui sont montées aux yeux. On s’est pris la main par-dessus la table. On se l’est serrée…
Et puis j’ai voulu savoir… Parce que, quand je l’avais rencontrée Zaza, elle le croyait perdu, elle, ce Journal…
– Il l’a été… Il a disparu quand on a été cambriolées en soixante-dix-sept… Et nous a été restitué, six mois plus tard, quand on a retrouvé nos voleuses et l’essentiel de ce qu’elles nous avaient dérobé… Zaza n’en a rien su… Ma mère a préféré lui cacher qu’il nous avait été rendu… Qu’elle ne continue pas à se faire du mal avec… À ne vivre que par lui… Et à pleurer des heures et des heures dessus… Peut-être qu’elle a eu tort… Peut-être qu’elle a eu raison… Comment savoir ?
Elle avait plein de choses à m’apprendre en fait… Qu’elle tenait soit de la bouche même de Zaza…
– Il y a eu une époque où elle était intarissable sur cette période… Elle pouvait en parler pendant des journées entières…
Soit des recherches qu’elle avait elle-même menées…
– Ça me fascinait tout ça… Ça me fascine encore… Faut dire aussi… Je lui ressemble tellement à ma grand’mère Zaza… Pour plein de choses…
Quelque chose d’à la fois doux et métallique est passé, très vite, dans son regard…
Bon, mais j’y étais allée, moi, à Collioure ?
– À Collioure ? Non… Pourquoi Collioure ? Qu’est-ce qu’il y a à Collioure ?
– On ira ensemble… Je t’y emménerai… Elle y est encore la maison…
Et elle a raconté. Jusqu’au soir. Jusqu’à la nuit tombée. Elle s’est brusquement interrompue…
– Faut que je rentre… On se reverra, hein ?
Bien sûr qu’on se reverra. On en a tout autant envie l’une que l’autre.

Grâce à elle, les pièces du puzzle se mettent progressivement en place. Des éléments isolés prennent sens. D’autres, que je croyais essentiels, se révèlent parfaitement insignifiants. Tout bouge. Se déplace. Se recompose. Et je commence à y voir enfin beaucoup plus clair… Récapitulons : Roxane a quitté La Rochelle – et Christopher pour qui il n’y avait plus le moindre espoir – dans l’intention de se rendre à Tamanrasset où une amie de Zaza devait l’héberger jusqu’à l’accouchement… L’idée, c’était de faire enregistrer la naissance là-bas. Ce qui permettrait, une fois de retour en France, de régulariser la situation sans trop de difficultés. À condition que Roxane puisse prouver qu’elle s’y trouvait au moment de la conception. Zaza se faisait fort, avec l’aide de son amie, d’obtenir tous les certificats de complaisance nécessaires. Le problème, c’est qu’au moment même où Roxane allait embarquer, l’amie en question est brusquement décédée. Et que Roxane s’est trouvée coincée à Collioure où il s’en est fallu de peu qu’elle ne soit arrêtée. Elle n’a dû son salut qu’à l’aide d’une vieille femme qui, prise de pitié, l’a cachée dans son grenier. C’est là que Zaza l’a rejointe et qu’elles ont élaboré un plan B qui devait les conduire, quelques semaines plus tard, à Moscou. Moscou où Roxane a accouché et où elles sont restées suffisamment longtemps – pas loin de quatre ans – pour qu’on ne leur crée pas de difficultés majeures à propos de l’enfant – ma mère – quand elles sont rentrées.

lundi 4 mai 2015

Journal d'Amerina (7)

Vendredi 15 janvier 2084


Marvine a tenu à venir faire le tour du propriétaire avec moi…
– Tu te perdrais là-dedans toute seule sinon… C’est immense…
On a arpenté des couloirs. Pris des ascenseurs. Elle ouvrait tout un tas de portes…
– Là, c’est le réfectoire… Là, la salle de télé… Là, notre salle de repos à nous… Tiens, viens, je vais te présenter à Jadaine… C’est grâce à elle ton laissez-passer… Tu peux la remercier…
Il y a aussi eu Serhyane… Qui m’a tendu la main…
– Elle est responsable de la sécurité Serhyane… Un sacré boulot… Je voudrais pas être à sa place… En cas de problème, avec qui que ce soit, c’est elle qu’il faudra que tu viennes trouver… Je t’expliquerai…
Et puis Urfine… Qui m’a fait claquer sans plus de façons la bise…
– Tu vas être amenée à la côtoyer souvent Urfine… C’est l’archiviste du centre… Une véritable encyclopédie ambulante… Je lui ai expliqué vite fait en quoi ça consistait ta thèse… Ça lui plaît bien… Elle t’a déjà mis de côté tout un tas de trucs… Tu verras ça avec elle…

Et on a continué. Encore des étages. Encore des tas de portes.
– Alors ? Comment tu trouves ? Ça te fait pas trop bizarre ?
– Un peu quand même, si !
– Oui, hein ! Moi aussi ça me faisait pareil au début… T’arrives pas à y croire… Parce que tout ça tu l’as vu mille et mille fois dans les reportages, mais quand ça devient pour de bon… Complètement irréel ça fait… Mais le pire, c’est les hommes… T’arrives pas à y croire que t’en as vraiment devant toi en chair et en os…
– On en a pas encore vu d’ailleurs…
– Normal… À cette heure-ci ils ont quartier libre… Et la plupart sont dehors… Dans le parc… Avec le temps qu’il fait aujourd’hui… Mais on devrait bien en trouver deux ou trois qui traînent par ci par là… Attends, je sais où…
Droite. Gauche. Encore droite.
– Eh ben, viens ! Entre !
Ils étaient quatre. Sous la douche. Des douches alignées côte à côte, à l’infini, le long d’une paroi.
– Alors, les garçons ? Ça va comme vous voulez ? Non, mais dis donc, toi ! Fais voir ! Non, mais fais voir, j’te dis ! Tourne-toi ! Ah, ben bravo ! C’est Amerina qui te met dans cet état-là ? Oui, ben essaie de nous garder ça pour lundi… Que ça fasse pas comme la dernière fois…
Et, avant de sortir, elle lui a envoyé une petite pichenette en bas.
– Il est trop ce Dortax… Quand je pense qu’au labo, c’est la croix et la bannière pour le faire bander… Que trois fois sur quatre il faut que j’y mette du mien… Et là, quand c’est pas le moment… Mais t’y étais pas pour rien à mon avis… Ben oui ! Une figure nouvelle… Ça les émoustille… Ça a l’air de t’étonner… C’est que t’as pas l’habitude… Ça a une façon très particulière de fonctionner un homme… Oh, mais on s’y fait… Tiens, viens, je vais te montrer le labo tant qu’on est là…

Deux pièces en enfilade. Toutes carrelées de blanc.
– Tu vois tous ces appareils ? C’est le dernier cri de la technologie… Avec ça elles sélectionnent…Elles apparient… Elles retouchent… Rien n’est laissé au hasard… Le jour où ça te prend de vouloir tomber enceinte tu peux être sûre qu’on te fournit le meilleur sperme possible… Celui qui te correspond… Qui donnera les meilleurs résultats… Et là-bas, au fond, t’as les congélateurs pour entreposer… Dans des conditions de conservation optimum… C’est étiqueté… Classé… Répertorié… Mais enfin tout ça, c’est pas mon problème à moi… Mon rôle, c’est juste de faire en sorte que les hommes qu’on m’envoie fournissent ce dont on a besoin… Là, ça se passe… Les lundis, mercredis et jeudis…
Elle a tiré un rideau : six couchettes. Et une petite table recouverte d’éprouvettes vides.
– Tu pourras venir voir comment ça se passe si tu veux… C’est pas trop recommandé, mais c’est pas vraiment interdit non plus… Et comme le laissez-passer que je t’ai fait avoir te permet d’aller et venir à ta guise dans le centre…

samedi 2 mai 2015

Journal d'Amerina (6)

Mercredi 13 janvier 2084


Je suis regonflée à bloc pour ma thèse. Je retrouve l’envie de m’y consacrer à fond. Je l’avais perdue : je pressentais trop bien, même si c’était confusément, que je faisais fausse route. Grâce à Madame Xazert, j’y vois maintenant beaucoup plus clair. Et, du coup, je prends les choses à bras le corps… J’ai repassé une annonce. Beaucoup plus ciblée que la précédente : « Étudiante, recherche pour thèse de doctorat, tous témoignages sur les tentatives d’évasion des centres de confinement – réussies ou non – dans les années trente. »

Dans la foulée, j’ai remis au propre les notes prises à la volée – elle ne voulait pas que je l’enregistre – quand j’ai rencontré Zaza il y a deux ans. Elle était déjà bien malade et faisait d’énormes efforts pour réussir à s’exprimer. Me raconter ce qu’elle savait. C’était entrecoupé d’interminables quintes de toux. Qui l’exaspéraient. Et qui l’ont manifestement empêchée de me dire tout ce qu’elle aurait voulu. C’est moi qui ai fini par couper court à l’entretien : je culpabilisais de contribuer à l’épuiser par mes questions. Dont beaucoup sont dès lors restées en suspens. Or, il se trouve que Zaza avait une petite-fille, Hédelice, dont elle a évoqué, à deux ou trois reprises, l’existence devant moi. Je n’y avais pas, sur le moment, attaché vraiment d’importance. Elle était de mon âge. C’était une période qu’elle n’avait pas vécue. Pas plus que moi. De quelle utilité aurait-elle pu m’être ? Mais, à la réflexion, je me dis que ce n’est pas si sûr. Après tout, avant de tomber malade, Zaza a parfaitement pu évoquer longuement ses souvenirs devant elle… Alors oui… Retrouver Hédelice… Ce qui ne devrait pas présenter de difficultés particulières… Elle est forcément, comme nous toutes, fichée au HGA4… La retrouver et, dans un premier temps, lui expédier le double du « Journal de Roxane. » Après tout il y est tant et tant question de Zaza qu’il la concerne aussi… Et cet envoi constituera une excellente entrée en matière si, d’aventure, elle a des révélations à me faire…

C’est à La Rochelle – à proximité de La Rochelle – que Roxane et Christopher ont passé leurs derniers jours ensemble. C’est là qu’il est mort. Ou pratiquement. Dans la vieille maison familiale. Il n’en reste rien. Elle a été engloutie par les eaux. Comme toute la côte. Comme tant de villes. Tant de villages. La mer a tout grignoté. Est entrée partout. Et elle continue. Dans trois ans – cinq maximum – c’est Angoulême qui aura disparu. Elle n’en est plus qu’à 15 kilomètres. Et après ? Mieux vaut n’y pas penser. Fermer les yeux sur les terrifiantes projections des spécialistes. Si on ne veut pas avoir le moral au trente-sixième dessous…
Je fais une véritable fixation sur La Rochelle. Qui est devenue pour moi un lieu mythique. Une sorte d’Atlantide. Où mes ancêtres ont vécu. Sont morts. Tout un passé auquel je n’ai pas accès. Auquel je n’aurai jamais accès. Il y a bien des photographies. Tant et plus. Je les conserve jalousement. Mais elles ne me parlent pas. Même celles de « LA MAISON » C’est froid. C’est lointain. Inhabité. Ça me reste étranger. Il me manque d’y avoir vécu. De m’y être réveillée. D’y avoir respiré les odeurs d’avant. D’y avoir, assise à ses pieds, écouté ma grand-mère me raconter des histoires. Tant d’autres choses encore. Je n’y ai rien. Aucun souvenir. Rien. Et pourtant j’y ai tout…
J’interroge Raliette. Elle y est allée, elle, là-bas ?
– Deux ou trois fois, oui… J’y suis passée…
– Et alors ?
– Et alors… c’était une belle ville, oui…
Qu’elle essaie, de son mieux, de me décrire. Ça ne m’avance pas à grand’chose… Ça ne m’avance à rien… Ce sont ses souvenirs à elle. Pas les miens.



Jeudi 14 janvier 2084


Marvine m’a triomphalement tendu mon laissez-passer…
– Et v’là l’affaire… Tu vois que ça n’a pas traîné…
– Je peux y aller quand ?
– Oh, mais quand tu veux… Demain si tu veux… Avec ça tu peux circuler dans tout le centre à ta guise…

Célienne m’a considérée d’un air rêveur…
– Tu vas en voir en vrai alors du coup… Comment ça doit faire drôle…

mercredi 29 avril 2015

Journal d'Amerina (5)

Lundi 11 janvier 2084


J’avais rendez-vous ce matin, comme tous les mois, avec ma directrice de thèse. Qui n’a pas mâché ses mots…
– Je vais être franche avec toi… C’est mauvais… Très mauvais… Il n’y a pas d’ossature… Pas de fil conducteur… Aucune cohérence… Tu brasses du vent…
C’est, selon elle, imputable à la nature même du sujet que j’ai choisi… « Dysfonctionnements sociaux majeurs dans les années trente. »
– C’est beaucoup trop vaste… Dans le cadre d’une thèse de doctorat, ton travail, sur un thème comme celui-là, ne peut être qu’incomplet… Ou superficiel… Ou les deux à la fois…
Oui… Valait mieux que je laisse tomber, quoi !
– Mais pas du tout, non… Pas du tout… Il faut juste que tu te recentres sur quelque chose de beaucoup plus modeste… Réfléchis-y ! Prends ton temps… Il y a rien qui presse… Et reviens m’en parler…

Me recentrer ? Sur quoi ? J’ai ma petite idée. Parce que si je suis là aujourd’hui, c’est grâce à mon grand-père Christopher. Qui s’est évadé de la structure dans laquelle on avait prétendu le mettre à l’abri. Il en est mort. Mais il est mort libre. C’était son choix. Dans les années qui ont suivi – 35-36 essentiellement – un nombre important de « retenus » ont voulu suivre le même chemin. Avec des fortunes diverses. Et, dans l’immense majorité des cas, des complicités extérieures. Tant et si bien qu’en juin 36 toutes les visites, de quelque nature qu’elles soient, ont été interdites. Et qu’en janvier 38 ce sont tous les contacts par voie informatique entre les centres et le monde extérieur qui ont été définitivement suspendus. Ce qui, d’ailleurs, n’a que très partiellement réglé le problème…

Je dispose là, du coup, d’un sujet en or : comment s’y prenait-on pour s’évader ? Quelles ont été les méthodes le plus fréquemment utilisées ? Pourquoi le faisait-on ? Qu’espérait-on au juste ? Quel a été le pourcentage de réussite ? Etc. Etc.
Pour mener à bien un tel travail je peux en outre bien évidemment m’appuyer sur le journal de ma grand-mère susceptible de constituer – à condition que je ne me laisse pas obnubiler et envahir par lui – une excellente base de départ…

Les filles, à qui j’en ai parlé tout à l’heure, trouvent l’idée excellente et sont prêtes à m’aider dans la mesure de leurs moyens…

Raliette est déjà passée à l’acte : elle tente de retrouver une collègue et une ancienne colocataire à elle qui pourraient m’être utiles. Le frère de la première s’était enfui en se cachant sous la bâche du camion qui livrait la viande au centre en profitant d’un moment d’inattention du chauffeur… Il avait été repris au bout de trois jours. Quant à l’autre…
– Je me rappelle pas au juste, mais je sais qu’il y avait eu quelque chose… Je crois qu’il s’était confectionné une corde avec des draps et qu’il avait voulu s’enfuir, la nuit, par une fenêtre et qu’il s’était écrasé en bas… C’est quelque chose de cet ordre-là toujours… Oh, mais elle me dira bien… À condition qu’elle soit toujours en vie… Parce que pas loin de quatre-vings elle doit avoir maintenant…

Marvine, elle, se propose de faire accélérer une éventuelle demande d’accès d’exception…
– T’aurais le droit, hein ! C’est même l’un des rares cas où on a le droit… Quand on fait des recherches… Suffit que tu demandes une attestation à ta directrice de thèse… Dès que tu l’auras je m’en occuperai… Parce qu’en général le temps que ça fasse le tour des services t’en as pour trois mois… Mais là je la connais bien la fille qui s’en occupe… En deux jours ce sera fait… Un beau laissez-passer rouge et jaune tout neuf… Qui te permettra d’aller partout où tu voudras… D’abord évidemment aux archives… Ça s’impose… Elles en ont forcément gardé la trace des évasions… Mais aussi n’importe où où ça te chantera… Tu pourras enquêter… Visiter… Interroger qui tu voudras… Je te guiderai au début, tu verras…

Quand elle m’a rejointe dans la chambre, Célienne était toute triste…
– Il y a que moi qui te sers à rien, quoi, finalement !
– Dis donc pas de bêtises ! Et viens là me faire un gros câlin… Parce que sans tes câlins…

dimanche 26 avril 2015

Journal d'Amerina (4)

Samedi 8 janvier 2084


– Tu dors pas ?
Elle dormait pas Célienne. Non.
– Il y a des trucs que je me demande…
– Quoi comme trucs ?
– C’était quoi au juste un couple à l’époque d’avant ? Parce que, quand je lis là-dessus, ça dit pas toujours pareil…
– Deux personnes qui vivaient ensemble…
– Tout le temps ?
– Pratiquement…
– Que toutes les deux ?
– Dans la plupart des cas, oui…
– Mais c’est horrible !
– Pourquoi horrible ?
– Mais parce que… Je t’adore… Je t’adore vraiment… Mais Marvine aussi… Et Raliette… Si je devais me passer de l’une d’entre vous… Je pourrais pas… Un vrai crève-cœur ce serait… Vous m’apportez toutes quelque chose… Quelque chose d’unique… Que personne d’autre peut m’apporter… D’autres filles aussi… Là-bas, au boulot… Ou ailleurs… La même personne ? Toute la journée ? Toute la vie ? C’est pas possible… C’est impossible… Ils y arrivaient ? Ils y arrivaient vraiment ?
– Plus ou moins…
– Et plutôt moins que plus, non ? Forcément… Je vois pas comment ça aurait pu être autrement… Surtout qu’en plus, si j’ai bien compris, c’était avec des hommes qu’elles se mettaient en couple les femmes des fois…
– Pas des fois… Le plus souvent… Presque toujours…
– Drôle d’idée ! Parce qu’après ce qu’elle nous a raconté hier Raliette ça donne pas vraiment envie…
– Ils étaient pas tous comme ça…
– Quand même…
– Elles avaient pas vraiment le choix… À l’époque, dans l’immense majorité des cas, c’est comme ça qu’ils se faisaient les enfants… Un homme avec une femme…
– C’est à dire que les gènes s’appariaient complètement au hasard, quoi ! N’importe lesquels avec n’importe lesquels… C’était complètement idiot… D’autant que s’il en avait plusieurs des enfants, le couple, c’étaient toujours les mêmes gènes qui se retrouvaient entre eux… Ça tournait indéfiniment en rond… Heureusement qu’aujourd’hui on en est plus là… Ils étaient quand même sacrément arriérés à l’époque, avoue !
– C’était leur façon de voir les choses…
– Oui… En fait une nana elle se mettait avec un homme juste pour avoir des enfants, quoi !
– Pas seulement… Des fois il y avait des sentiments…
– Des sentiments ? Pour un homme ? Je vois pas comment elles pouvaient… Ils sont bien trop différents de nous…
– Et pourtant…
– C’est un truc, j’ai vraiment du mal à réaliser… De quoi tu veux parler avec un homme ? Qu’est-ce tu veux partager ? Ils s’intéressent à rien… Ils connaissent rien… Suffit de regarder un reportage… Tout de suite on se rend compte…
– Ça a pas toujours été comme ça… Quand le virus est arrivé, en 2034, t’en avais qu’étaient médecins, professeurs, avocats, chercheurs… Exactement les mêmes métiers que nous ils exerçaient… Et il y en avait d’extrêmement brillants…
– Ben, ça a bien changé…
– Et pour cause… Ils ont baissé les bras… Ils se sont laissé vivre… Quand on est confiné dans un centre dont on ne sait pas si on en sortira un jour… Sans but… Sans perspectives… on finit par baisser les bras… Par se laisser vivre… Sans plus de goût à rien… On aurait peut-être fait la même chose… Sûrement même…

jeudi 23 avril 2015

Journal d'Amerina (3)

Vendredi 7 janvier 2084


Indiscrétions ? Rumeurs ? Toujours est-il que des bruits commencent à courir sur la façon dont nos dirigeantes comptent réintégrer les hommes dans la vie quotidienne : tant qu’ils n’auront pas atteint l’âge de trente ans rien ne changera pour eux. Ils continueront à fournir leur sperme, en centre, en fonction des besoins. Et sous étroite surveillance. Ensuite tout se fera sur la base du volontariat : toute femme dont la candidature, après mûr examen, aura été retenue par le comité de sélection pourra accueillir chez elle un homme dont le dossier de réinsertion aura été, de son côté, accepté…
Raliette s’est montrée sceptique…
– Je vois pas comment des types qui ont vécu jusque là dans un cocon, qui n’ont jamais rien fichu de leurs dix doigts, à qui on n’a jamais rien demandé d’autre que de se masturber à tout-va, pourraient s’adapter, du jour au lendemain, à des conditions d’existence aussi différentes…
Marline était complètement d’accord avec elle…
– Ça marchera jamais… D’autant que, si j’ai bien compris, les femmes qui en prendraient un en charge seraient légalement responsables de tous ses faits et gestes… Vous iriez vous mettre dans un guêpier pareil, vous ?
J’ai fait remarquer qu’il y avait cent mille individus de sexe masculin pour cent millions de femmes… Que, sur la quantité, il s’en trouverait sûrement un certain nombre pour décider d’en adopter un…
– Grand bien leur fasse… Très peu pour moi… Parce que je sais ce que c’est les types… Je travaille toute la journée avec… On va les lâcher dans la nature ? Mais dès qu’ils vont voir une femme ils vont se jeter dessus… Ils en sont sevrés depuis des années… Depuis toujours… Totalement ingérable ça va être… Elles pourront bien faire ce qu’elles veulent leurs tutrices… Elles n’empêcheront rien du tout… Finie la tranquillité, mes cocottes… Plus de promenades au clair de lune, les soirs d’été… Vous en trouverez embusqués, à l’affût, à tous les coins de rue…
– À moins que… on les mette hors d’état de nuire…
– Tu veux dire… Hors d’état de bander ?
– Techniquement c’est faisable… Même sans opération… On dispose de produits très efficaces pour ça…
– Oui, je sais… Ah, mais alors là, si on décidait de les utiliser, la donne serait complètement différente…
– Il s’en parle… Très sérieusement… Mais bon… Nos gouvernantes peuvent encore changer cent fois d’avis…

Célienne tournait machinalement la cuillère en bois dans la marmite de bronchotte.
– T’as l’air toute songeuse…
– Oui… Oui… C’était exagéré quand même ce qu’elle racontait Marline tout-à-l’heure, non ? Qu’ils nous tomberaient dessus à tous les coins de rue les types si on les laissait sortir…
Raliette a levé la tête…
– Pas tant que ça, non… Peut-être un peu quand même, mais pas tant que ça…
Elle est née en 2012 Raliette. Alors elle est la seule de nous quatre à avoir connu vraiment les temps d’avant. Dont il n’est pas facile de la faire parler. Le plus souvent elle sourit. Ou bien elle élude. Elle dit que le passé, c’est fait pour rester derrière. Mais là :
– Je vais vous dire un truc… La catastrophe de 2034, moi, je l’ai vécue comme une véritable libération… Et je ne suis pas la seule. C’était l’enfer chez nous. Vraiment l’enfer. Pour qu’on sorte, nous, les filles, il fallait vraiment qu’on puisse pas faire autrement. Et c’était toujours la peur au ventre. Ils « tenaient » la ville. Ils y faisaient régner leur loi. T’en passais par où ils voulaient. T’avais pas le choix. Par TOUT ce qu’ils voulaient… Et tu la fermais… Parce que si t’avais le malheur d’aller « pleurnicher », comme ils disaient, auprès de quelque autorité que ce soit – ce qui d’ailleurs ne servait strictement à rien – on te le faisait payer. Au centuple…
– Mais fallait partir !
– Pour aller où ? Il restait encore quelques endroits privilégiés, oui. On en entendait parler. Quelques villes bénies des dieux. Ici ou là. C’était hors de prix. Parce qu’encore à l’écart justement. Inenvisageable pour nous. Et puis, de toute façon, c’était reculer pour mieux sauter… Parce qu’ils étendaient de plus en plus leur emprise. Plus loin. Toujours plus loin. Alors vous pouvez pas savoir quel ineffable bonheur ça a été quand ce putain de virus s’est mis à les décimer. Qu’ils ont totalement disparu. Une véritable bénédiction. On pouvait sortir. Aller où on voulait. Comme on voulait. On pouvait enfin VIVRE. Et on va les relâcher ? Je sais bien que ce ne sont pas les mêmes. Que les conditions non plus ne sont plus les mêmes. Il n’empêche. J’appréhende. Si vous saviez ce que j’appréhende ! Je ne veux pas. Je ne veux pas revivre ça. Cette terreur. Cette angoisse. Cette boule dans le ventre tout le temps. Non. Il faut les mettre hors d’état de nuire. Il faut absolument les mettre hors d’état de nuire… Si vous saviez tout ce que…
– Eh bien dis-le ! Raconte ! Ça te fera du bien…
Elle a fait signe que non. Non. Et elle a fondu en larmes.

lundi 20 avril 2015

Journal d'Amerina (2)

Mardi 4 janvier 2084


C’est dans sa maison que j’habite. Dans sa chambre que je dors. Dans sa vaisselle que je mange. Trois femmes vivaient sous son toit. Trois compagnes partagent mon existence. Pour notre plus grande satisfaction à toutes les quatre. Tout est harmonieux. Serein. Pas de jalousies. Pas de mesquineries. Chacune a trouvé sa place et l’occupe sans jamais empiéter sur celle des autres.

Célienne a vingt-quatre ans. Tout comme moi. Elle est très tactile. Il lui faut de la présence. De la chaleur humaine. De la tendresse. C’est très souvent qu’elle me rejoint dans mon lit, la nuit. Elle me picore d’une multitude de petits baisers, m’enlace et se rendort. Joue contre joue. Seins contre seins. Cuisses contre cuisses.
On a viscéralement besoin d’être ensemble. De se promener, de longues heures durant, main dans la main, le long des avenues. De se parler. De se faire nos confidences. De se dire nos rêves et nos projets. De se perdre dans d’interminables fous rires.
Elle finit toujours par y venir :
– C’était comment le temps d’avant ? Raconte !
Je lui dis. Les classes mixtes. Les mariages des hommes et des femmes. La nourriture qui poussait dans la terre. Tant d’autres choses…
Elle m’écoute, bouche bée, les yeux écarquillés.
– C’est vrai ? T’inventes pas ?
– Bien sûr que c’est vrai !
– C’est fou ! C’est complètement fou. Comment tu sais tout ça ?
– Mais parce que… C’est là-dessus que je travaille…
Son métier à elle, c’est la cuisine. C’est également sa passion. À la maison elle passe des heures et des heures aux fourneaux. Je l’y rejoins. J’adore la regarder faire. Malaxer la pâte. Humer une sauce.avec délectation. Goûter une crème d’une lèvre gourmande. Je n’y résiste pas. Je la prends dans mes bras. Veux l’embrasser…
– Non… Attends ! Ça va attacher…
Je n’attends pas. Elle s’abandonne. Faire l’amour avec elle est toujours très doux. Très paisible. En caresses légères. Aériennes. C’est un plaisir à fleur de peau. En cascade de frémissements. En frou frou de câlins.

Marvine, elle, a quarante-huit ans. Le double de nous. Et transpire la sensualité de partout. Tu la vois, tu croises son regard, tu effleures sa peau et – aussitôt– te voilà folle de désir. S’il y a quelqu’un dans les bras de qui je connais l’extase absolue, c’est bien Marvine. Je donnerais tout pour ça. Pour ces moments-là. Je veux. Je veux encore. Ce n’est jamais assez…
– Mais tu es insatiable !
Je le suis, oui. Et je lui rends la monnaie de sa pièce. Comme elle aime. Avec des godes. Devant. Derrière. Elle n’a du plaisir qu’avec quelque chose dedans Marvine. Uniquement. Et je ne peux pas m’empêcher de me poser des questions. Parce qu’elle travaille dans un centre. À l’insémination. Son rôle consiste à recueillir le sperme des donneurs sélectionnés et à le conditionner en attendant qu’on en ait besoin. Ils s’occupent généralement eux-mêmes d’eux-mêmes, mais il lui arrive aussi, de son propre aveu, de « donner un coup de main ». Du coup, quand je vois quel fabuleux plaisir elle prend à être pénétrée, je me dis qu’elle a probablement été tentée d’utiliser l’un ou l’autre d’entre eux de façon beaucoup plus approfondie. Forcément. Même si c’est rigoureusement interdit. Je ne lui pose pas la question. Elle en parlera si elle veut. Quand elle le voudra. Au moment qu’elle aura choisi.

C’est Raliette la plus âgée de nous toutes. Et de loin. Soixante-douze ans. Elle travaille toujours. Elle est chercheuse. De haut niveau. Son boulot, c’est sa vie. Mais je serais bien en peine de dire en quoi il consiste. J’ai d’ailleurs fini par renoncer à le lui demander. Trop compliqué pour moi. Si j’ai bien compris, elle travaille sur les ondes PG332 et serait sur le point de faire, avec son équipe, une découverte de la plus extrême importance. Dont elle ne peut encore rien dire. Elle n’a pas pour autant la tête en permanence dans ses équations. Bien au contraire. Elle est là. Avec nous. Très présente. Et, s’il y a quelqu’un qui n’engendre pas la mélancolie, c’est bien Raliette. Elle mime. Elle imite. Elle parodie. On s’offre de ces crises de fou rire toutes les quatre. À en avoir mal aux côtes. Elle n’est pas, par contre, particulièrement portée sur le sexe. Ou plutôt… c’est pas qu’elle soit pas portée dessus, c’est plutôt que c’est pas souvent… Tous les deux ou trois mois. Mais quand ça lui arrive, ça a tout du raz de marée. Elle est déchaînée. Et on n’est pas trop de trois pour la satisfaire. Ensemble. Elle adore. Et on s’y prête de bonne grâce…

Journal d'Amerina (1)

Samedi 1er janvier 2084


Son journal. Le journal de ma grand-mère Roxane. Il est posé là, devant moi, sur la table même où elle a commencé à le rédiger il y aura demain, jour pour jour, tout juste cinquante ans. Qu’il soit aujourd’hui entre mes mains relève du miracle. J’avais en effet fait insérer, en mai dernier, une petite annonce dans une bonne douzaines de revues : « Étudiante en Histoire recherche, pour thèse de doctorat, tous documents (lettres, journaux intimes, mémoires, etc.) datant des années trente. » Et… Et il m’est parvenu par la poste, quelques jours plus tard, dans une grande enveloppe marron. Sans nom d’expéditeur. Sans le moindre mot d’accompagnement. J’ai d’abord été sceptique : c’était trop beau pour être vrai. Mais si ! Si ! J’ai longuement vérifié. C’était bien l’écriture de Roxane. Quant aux événements qui sont relatés dans ce gros cahier aux pages jaunies, à l’encre délavée, ils correspondent trop bien à tout ce que Zaza m’a raconté, de son vivant, pour que puisse subsister le moindre doute.

Ce journal, je le lis. Je le relis encore et encore. Je ne m’en lasse pas. Au point d’en connaître bon nombre de passages par cœur. C’est une véritable fascination que j’éprouve à son égard. Au point de ressentir l’impérieux besoin de lui rendre hommage. Comment ? Ça va sans doute paraître prétentieux, voire puéril, mais ça s’est imposé à moi comme une évidence : il faut que je prenne la relève, que je marche dans ses pas… Je vais donc à mon tour tenir un Journal… Tout au long de l’année qui débute aujourd’hui…



Dimanche 2 janvier 2084


Si, par je ne sais quel prodige, je me trouvais soudain face à elle revenue du passé, quelle est la toute première chose qu’elle aurait envie de savoir ? Sans doute si ce virus meurtrier qui a causé tant de ravages, provoqué la mort de centaines de millions d’individus de sexe masculin, bouleversé la société de fond en comble, a enfin été mis hors d’état de nuire. Il l’a été, oui. Il y a… un peu moins de dix ans. Quarante ans !Il aura fallu quarante ans pour en venir à bout. Sans que pour autant la situation des quelques dizaines de milliers d’hommes conservés à l’abri dans des centres sécurisés en ait été véritablement modifiée. Dans un premier temps parce qu’on a fait jouer le principe de précaution : en laboratoire les résultats étaient effectivement probants, mais subsistait un doute. Qu’en serait-il dans la réalité ? Pas question de les envoyer au massacre. Les recherches se sont poursuivies jusqu’à ce qu’il soit absolument certain que tout danger était définitivement écarté.

Deux écoles se sont alors affrontées. Pour l’une il allait de soi qu’il fallait les remettre dans le circuit Parce que c’était quoi leur vie ? Jusqu’à trente ans fournir la semence indispensable à la reproduction de l’espèce. Bon. Oui. Mais après ? Ils sombraient dans une oisiveté stérile et souvent désespérée. Sans but. Sans perspectives d’avenir. Alors que, dans certains secteurs, la main-d’œuvre faisait cruellement défaut. Il était évident, dans leur intérêt comme dans celui de la société qui les nourrissait à ne rien faire, qu’il était urgent de les réadapter au plus tôt à la vie normale.

Dans l’intérêt de la société ? Rien n’est moins sûr, rétorquait-on en face. Parce qu’un équilibre s’était instauré qui risquait d’être mis à mal. Ne serait-ce que dans le domaine de la natalité. Qui était parfaitement maîtrisée. On savait très précisément combien d’inséminations pratiquer chaque année. Dans quelles conditions. Quel matériel génétique mettre en contact avec tel autre matériel génétique. Quelle proportion exacte de mâles il fallait « produire » pour assurer l’indispensable diversité chromosomique. Et on allait lâcher les hommes dans la nature ? Plus rien ne serait gérable. Il allait se faire n’importe quoi. Tout et le contraire de tout. Sans compter que nous, les femmes, on s’était habituées à la sécurité… On pouvait se promener au cœur de la nuit en toute tranquillité. Sans la moindre appréhension. Il allait maintenant falloir apprendre à vivre avec la peur au ventre. Partout. Tout le temps. Le danger pourrait surgir à tout moment. De n’importe où. À cela s’ajoutait qu’il était dans la nature du mâle de vouloir dominer. De rechercher systématiquement la compétition. De vouloir imposer son ordre à lui. Était-ce vraiment cela qu’elles voulaient ?

Il y a eu d’interminables débats. Qui ont duré des mois. Des années. Et qui n’ont débouché sur aucune décision concrète. Les choses sont donc restées en l’état. Et les hommes dans les centres. Peut-être plus pour très longtemps : il paraîtrait, sous toutes réserves, que nos dirigeantes sont sur le point de trouver une solution.