mardi 2 juin 2015

Journal d'Amerina (11)

Mercredi 20 janvier 2084


Raliette s’est, d’autorité, emparée des fourneaux.
– Allez, c’est moi qui cuisine ce soir…
Malgré les protestations de Célienne.
– J’avais prévu un truc…
– Oui, ben tu nous le feras demain… Ça va pas s’abîmer…
La gastronomie fait l’objet, entre elles deux, d’interminables débats et de fréquentes polémiques. Sans que jamais cela dégénère pour autant… Pour Raliette qui a connu les temps d’avant, il faut, quand on cuisine, s’efforcer de rester au plus près des saveurs « naturelles ». Même s’il n’existe plus – et depuis belle lurette – de fraises, de melons ou de petits pois, il est indispensable d’en restituer le goût, puisqu’on en a la possibilité, dans nos préparations culinaires actuelles. D’abord parce que, selon elle, c’est « bien meilleur ». Et ensuite parce que, si nous ne les conservons pas, c’est tout un pas de notre histoire qui sera à tout jamais perdu. Ce dont Célienne, elle, se soucie comme d’une guigne…
– Qu’est-ce que je m’en fiche, moi, du goût que pouvaient avoir les cerises ou les tomates dans le temps ! Vous étiez obligés de faire avec. Oui. Bon. D’accord. Mais aujourd’hui qu’on fabrique synthétiquement tout ce dont on se nourrit, je vois vraiment pas pourquoi il faudrait qu’on reste prisonnières de ce qu’a produit la nature il y a des milliers d’années. À nous d’inventer ce qui nous correspond le mieux. Ce qui nous fera vraiment envie. Même si c’est complètement artificiel…

– Alors ? C’est bon ?
Oui, c’était bon. Oui. Marvine et moi, on se garde bien de prendre parti. On apprécie tout autant la cuisine de l’une que la cuisine de l’autre. Et, à vrai dire, ça nous est un peu égal tout ça. Même si on ne déteste pas passer à table, on n’attache pas non plus une importance démesurée à ce qu’on mange…
– Et toi, Célienne ?
– C’est pas mauvais… Même si…

Bon, mais c’était pas tout ça… Elle avait quelque chose à nous dire Raliette.
– Tant qu’on est toutes les quatre là… Que vous soyez parmi les premières à savoir…
Ah, oui ? Et c’était quoi ?
C’était que ça y était. Qu’elles avaient trouvé. Que les premières expériences étaient tout-à-fait concluantes. Et profondément émouvantes.
– Vous imaginez ? Assister en direct, comme si on y était, à l’assassinat de Jules César… À la prise de la Bastille… À la bataille de Waterloo… À tout ce qu’on veut… On n’a que l’embarras du choix…
Mais comment c’était possible, ça ?
– Techniquement, c’est un peu compliqué… Disons, pour faire simple, que tout corps émet à tout moment des ondes – les fameuses ondes PG332 – qui sont indestructibles… Dès lors qu’elles ont été émises, elles sont là à tout jamais… Tout au plus le temps en modifie-t-il la structure… Dès l’instant où on a compris quel mécanisme était à l’œuvre et comment il agissait, cibler et retranscrire n’importe quel événement du passé devient un jeu d’enfant…
– Un jeu d’enfant… Ben, voyons !
– Ah, ben si ! Si ! Avec les télétransporteuses de la dernière génération, d’une puissance phénoménale, ça ne pose absolument aucun problème…
On est restées toutes les trois un long moment songeuses…
– Ça va tout changer… Tout…
– Il y a des tas de mystères du passé qui vont se trouver résolus du coup…
– Tous… Ça donne le vertige…
– Et même… Même en-dehors de ça… Rien que de pouvoir voir comment ils vivaient les gens dans le temps… Il y a deux siècles… Cinq siècles… Dix mille ans…
Célienne, elle, ça la choque quand même un peu…
– Parce qu’il y a des trucs, c’était leur vie… Ça regardait qu’eux… Alors que ce soit étalé comme ça devant tout le monde…
Marvine a haussé les épaules…
– De toute façon, avec les moyens dont on dispose aujourd’hui, il y a plus de vie privée… Pour personne…
– Oui, mais nous on le sait… On fait avec… Eux, ils l’ignoraient… Ils se croyaient à l’abri… Ça change tout…
– Ils s’en foutent… Ils sont morts…

Moi, ce que je vois, c’est que, dans ces conditions, Roxane et Christopher n’auront bientôt plus aucun secret pour moi…

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